On sait que l’administration fiscale conteste le fait qu’une donation avec réserve de quasi-usufruit de valeurs mobilières suivie de la revente des titres donnés purge la plus-value de cession de la nue-propriété transmise. Elle considère en effet qu’eu égard aux prérogatives importantes conservées par le quasi-usufruitier, en particulier le droit de disposer librement – y compris en les consommant – des liquidités dégagées lors de la vente des titres donnés, la donation n’entraînerait pas une dépossession effective du donateur. Les donations-cessions avec réserve de quasi-usufruit font donc systématiquement l’objet de redressements sur le fondement de l’abus de droit fiscal.

C’est donc avec satisfaction et un certain soulagement que nous accueillons la décision rendue le 10 février 2017 par le Conseil d’Etat (n° 387960 et qui aura l’honneur de figurer aux tables du recueil Lebon) qui donne totalement tort à l’administration.

Nous connaissons bien l’affaire jugée puisque c’est notre cabinet qui avait déjà obtenu un avis favorable au contribuable du Comité Consultatif pour la Répression des Abus de Droit (avis 2006-18 : BOI 13 L-6-07). L’administration ayant refusé de se ranger à l’avis du Comité, le contribuable a dû saisir les tribunaux mais il le fit sans notre assistance. Après avoir perdu en première instance, il a gagné en appel (CAA Lyon du 16-12-2014, n° 13LY02119), mais l’arrêt a néanmoins été annulé par le Conseil d’Etat au motif que la Cour n’avait pas répondu au moyen – jugé pertinent – soulevé par l’administration selon lequel l’abus était caractérisé par l’absence de garantie prise par le nu-propriétaire

Après avoir annulé l’arrêt, le Conseil d’Etat a examiné le moyen et jugé de manière lapidaire que l’absence de garantie prise par le nu-propriétaire n’était pas de nature à faire échec à l’existence d’une dépossession réelle du donateur.

Cette question de l’absence de garantie était pourtant dès l’origine au cœur du débat et nous avions présenté au Comité divers arguments qui avaient à l’époque emporté sa conviction. Nous ne doutons pas que les mêmes justifications ont été également soulevées avec le même succès devant le Conseil d’Etat, ce qui nous permet de vous les présenter.

Une première série d’arguments visait à expliquer pourquoi la constitution d’un quasi-usufruit était plus intéressante pour le donateur qu’un démembrement classique avec remploi. Nous expliquions que si la jurisprudence Baylet (Cass. 1ère civ. 12 novembre 1998) donnait à l’usufruitier « classique » la liberté totale de gérer les fonds démembrés, la doctrine administrative (Instr. 13 juin 2001, BOI 5 C-1-01, fiche n° 1) rendait le nu-propriétaire seul redevable de l’impôt sur les plus-values réalisées lors de la cession des titres acquis en remploi.

Or, faute de trésorerie, le nu-propriétaire aurait été dans l’incapacité de régler l’impôt y afférent, ce qui aurait corrélativement incité l’usufruitier à investir les fonds démembrés dans des placements rémunérés par des intérêts, à savoir des bons du Trésor ayant un rendement très faible. Ce qu’aucun conseiller financier sérieux ne pourrait raisonnablement encourager. À l’inverse, le quasi-usufruit permettait à l’usufruitier d’investir dans un grand nombre de supports (actions, obligations, assurance-vie, immobilier) tout en supportant seul la fiscalité afférente à leur cession.

Le seconde série d’arguments visait à démontrer que si les pouvoirs du quasi-usufruitier étaient supérieurs à ceux de l’usufruitier, ils n’étaient pas sans limite.

Étant d’abord titulaire d’un usufruit, le quasi-usufruitier est soumis aux mêmes limites dans la jouissance de son droit qu’un usufruitier « classique » : conformément à l’article 618 du Code Civil, le nu-propriétaire peut demander en justice la cessation de l’usufruit s’il estime que l’usufruitier abuse de sa jouissance. La jurisprudence lui permet également d’obtenir réparation en cas de dommages causés au bien démembré (Cass. civ. 1ère, 10 juillet 1963 ; Bull. civ. I, n° 383).

Ensuite, la convention de quasi-usufruit figurant dans la donation prévoyait l’obligation pour le quasi-usufruitier d’assurer le suivi de la créance du nu-propriétaire en maintenant les sommes objets du quasi-usufruit sur un compte spécial, alors que de part ses pouvoirs, il aurait parfaitement pu les virer sur un compte lui appartenant en propre. La convention prévoyait également une information du nu-propriétaire : obligation annuelle sur l’état du compte de quasi-usufruit, information permanente en cas d’arbitrage.

Enfin, s’agissant de l’absence de garantie donnée par le quasi-usufruitier au nu-propriétaire, nous relevions qu’elle ne pouvait en tout état de cause pas porter sur les fonds objets du quasi-usufruit puisqu’on aurait abouti à l’effet inverse du but recherché, à savoir plus de souplesse dans la gestion des fonds en question. Cette garantie n’aurait donc pu porter que sur d’autres biens du donateur.

Nous nous interrogions cependant sur son utilité. En effet, la meilleure sûreté dont bénéficiait le nu-propriétaire était son lien de parenté avec l’usufruitier, son père, dont on n’imaginait pas une seconde qu’il envisage de dépouiller son enfant de son héritage.

Or, si l’on examinait la consistance du patrimoine de l’usufruitier, on constatait qu’il conservait en propre des actifs qui permettaient largement de couvrir la créance du nu-propriétaire.

Certes, on ne pouvait exclure qu’un accident de la vie oblige le quasi-usufruitier à consommer son patrimoine, y compris les biens en quasi-usufruit, ce qui pouvait théoriquement aboutir à une perte de la créance de restitution du nu-propriétaire.

Toutefois, si l’on examine la situation du nu-propriétaire en l’absence de quasi-usufruit, on constate que si les fruits des biens démembrés ne suffisaient pas à faire face au train de vie de l’usufruitier après épuisement de son patrimoine propre, ce dernier serait créancier d’aliments envers ses enfants à un double titre : en qualité d’ascendant et de donateur, l’ingratitude étant d’ailleurs une cause de révocation d’une donation (article 955 du Code Civil).

Pour faire face à ces dépenses exceptionnelles une fois que la totalité du patrimoine de son père aura été dépensée, le nu-propriétaire n’aurait guère d’autre choix que de transformer son usufruit en quasi-usufruit. CQFD.

Une fois ces limites et contraintes posées, force était de constater que le dessaisissement de la nue-propriété transmise avec réserve de quasi-usufruit était bien réel, puisque le nu-propriétaire était juridiquement titulaire d’une créance dont il connaissait l’existence, pouvait suivre l’évolution et défendre la substance.

A la suite de l’avis de Comité rendu dans cette affaire, un certain nombre de notaires ont publié des articles recommandant vivement la constitution de sûretés au profit du nu-propriétaire en cas de donation-cession avec réserve de quasi-usufruit. Le doyen Hatoux était moins frileux (Bulletin Fiscal Francis Lefebvre 3/08, p. 198). C’est lui qui avait raison…