Plaider en droit et plaider en fait devant le Conseil Constitutionnel
ou la promesse d’une décision décriée (CC Décision n°2020-799 DC du 26 Mars 2020)
La décision du Conseil Constitutionnel du 26 Mars 2020 a été mal accueillie par la Doctrine. Citons, parmi d’autres, le Professeur Letteron : « Le Conseil Constitutionnel marche sur la Constitution » (Blog, libertés, libertés chéries, 18 Mars 2020) ; le Professeur Cassia : « Le Conseil constitutionnel déchire la Constitution » (Blog Mediapart 27 Mars 2020) ; le Professeur Supiot : « Le Conseil Constitutionnel se dispense jusqu’à nouvel ordre de censurer les atteintes à la Constitution » (Site de la Fondation du Collège de France).
Nous ne partageons pas ces opinions. Nous pensons au contraire que cette décision décriée peut ouvrir la voie à un renforcement des droits des citoyens.
Rappelons les faits :
Le 18 Mars 2020, le Conseil des Ministres a adopté un projet de loi organique dit « d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid19 ». Cet intitulé de combat recouvre un texte insignifiant, tenant en un seul article, qui suspend les délais de recours des QPC devant le Conseil d’Etat, la Cour de Cassation et le Conseil Constitutionnel jusqu’au 30 Juin. Le texte déposé au Sénat le jour-même est examiné en séance publique le lendemain et adopté en première lecture.
Cette précipitation d’agenda est pourtant contraire à la Constitution : l’article 46 requiert le respect d’un délai minimum de 15 jours entre le dépôt du projet de loi organique au Parlement et son adoption. Un commentaire officiel du Conseil Constitutionnel datant de 2014 avait qualifié les délais de l’article 46 « d’exigences procédurales » (CC Commentaire de la décision n° 2014-703 DC du 19 novembre 2014). Dans la terminologie du Conseil, la méconnaissance par un texte légal d’une « exigence constitutionnelle » constitue un défaut de conformité.
Le 23 Mars, le Premier Ministre transmet le texte non encore promulgué au Conseil Constitutionnel aux fins que celui-ci se prononce sur sa « conformité à la Constitution », ce qui est la procédure requise par l’article 61 pour une loi organique.
Le texte ne respectant pas les « exigences procédurales » de l’article 46, il devrait donc être annulé. Or, le Conseil valide le texte. La motivation de la décision, aussi déroutante que la décision elle-même, tient en une phrase : « Compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, il n’y a pas lieu de juger que cette loi organique a été adoptée en violation des règles de procédure prévues à l’article 46 de la Constitution ».
Le Conseil Constitutionnel justifie donc sa décision de ne pas censurer la loi par cette périphrase : « Compte tenu des circonstances particulières de l’espèce… ». Pourquoi des « circonstances particulières » permettraient-elles au Conseil Constitutionnel de délivrer un certificat de constitutionnalité à une loi adoptée en violation de la Constitution ?
Le Conseil Constitutionnel aurait, selon certains exégètes, appliqué la théorie dite des circonstances exceptionnelles, conçue par le Conseil d’Etat dans un arrêt du l28 Juin 1918. La Haute Juridiction avait rejeté un recours d’un dessinateur de 2ème classe du Génie qui se plaignait d’avoir été révoqué de ses fonctions pendant les hostilités sans avoir eu accès à son dossier disciplinaire (CE, Heyries, 28 Juin 1918, n°63412). Mais peut-on confondre « circonstances particulières de l’espèce » et « circonstances exceptionnelles » ? Le Professeur Carpentier, rapportant des commentaires officieux du Conseil, a réfuté ce point de vue (« L’arrêt Heyries du Conseil Constitutionnel, Blog juspoliticum). Laurent Fabius l’a confirmé depuis lors au Figaro : « La référence aux circonstances particulières de l’espèce qui s’y trouve ne vaut aucunement création par le Conseil Constitutionnel d’une quelconque théorie générale des circonstances exceptionnelles qui consisterait à mettre la Constitution sous le boisseau ».
Faute de circonstances exceptionnelles, Le Professeur Carpentier a suggéré un rapprochement avec la théorie dite « de l’état de guerre » développée par le Doyen Hauriou sous l’arrêt du Conseil d’Etat Dol et Laurent du 28 Février 1919 (en ce sens également : Jeanneney, la non-théorie des circonstances particulières, AJDA, Avril 2020). Théorie qui permettrait, selon son illustre auteur, de justifier « toutes les illégalités et toutes les fautes et diluer toutes les responsabilités ». Mais M. Carpentier relève que l’intuition du Doyen n’a connu aucun développement jurisprudentiel.
Retour à la case départ : la décision du 26 Mars 2020 serait donc une sorte d’OVNI sans précédent et sans avenir. Le Conseil Constitutionnel aurait pris sa décision en pure opportunité, par commodité pour lui-même, dans une matière l’impliquant directement : la gestion des délais des QPC. M. Fabius indique quant à lui au Figaro qu’il « se garde en général de commenter » les décisions du Conseil. Son propos se limite à « rappeler les réalités » suivantes : « Le choix de passer outre (le délai) a été fait par accord tacite entre le Gouvernement et les deux assemblées parlementaires, compte tenu de l’urgence, alors que la capacité même du Parlement à siéger selon les formes ordinaires était affectée par l’épidémie de Covid-19, avec les risques que nous connaissons pour la santé de tous les protagonistes de la procédure législative ».
Les circonstances exceptionnelles ont un point commun avec les circonstances de guerre : elles visent des situations qui affectent la Nation entière. Ce sont des circonstances générales. Or, les circonstances auxquelles se réfère la décision du 26 Mars sont d’une toute autre nature puisqu’elles sont « particulières en l’espèce », donc propres à l’affaire et au cas d’espèce soumis au Conseil Constitutionnel.
Nous pensons que le Conseil Constitutionnel s’est appuyé sur la théorie construite par le Conseil d’Etat dite « de la formalité non substantielle en l’espèce », inaugurée par un arrêt d’assemblée du 7 Mars 1975. La Haute Assemblée avait alors validé une procédure d’expropriation pour l’extension d’un camp militaire qui était pourtant affectée d’un vice de procédure en principe substantiel : « L’omission de recueillir, en temps voulu, l’avis du Ministre de l’agriculture (…) ne peut être regardée comme ayant constitué, dans les circonstances de l’espèce, un vice de forme substantiel de nature à entacher la régularité de l’ensemble de la procédure » (CE ASS 7 mars 1975, Association des amis de l’abbaye de Fontevraud, n° 89011).
Le Conseil d’Etat avait ainsi statué pour un motif particulier au dossier : le Ministre de l’Agriculture n’était concerné que très marginalement par le projet, pour un nombre infime de parcelles. Une opposition de sa part, vis-à-vis de son collègue Ministre de la Défense, aurait été sans conséquence véritable. Autrement dit, il eût mieux valu le consulter puisque cette consultation était obligatoire. Mais « dans les circonstances de l’espèce », ce vice de procédure ne devait pas condamner le projet de réalisation du camp militaire.
La formule « circonstances de l’espèce » s’est ultérieurement transformée en « circonstances particulières de l’espèce ». Ainsi, Mme Dumortier, Rapporteur public, dans ses conclusions sous l’arrêt Danthony du 23 Décembre 2011, s’adressant au Conseil d’Etat en faisant référence à l’arrêt de 1975 : « Enfin et surtout, vous êtes allés jusqu’à admettre que l’omission d’une formalité en principe substantielle puisse dans des circonstances particulières d’espèce ne pas présenter un tel caractère ».
Avant d’être recopiée par la décision du Conseil Constitutionnel du 26 Mars, la formule avait été reprise par plusieurs arrêts du Conseil d’Etat statuant sur des recours pour excès de pouvoir invoquant des vices de procédure : « Ainsi, dans les circonstances particulières de l’espèce, il ne ressort pas des pièces du dossier que l’absence de consultation préalable de l’Afssa ait pu exercer une influence sur les dispositions de l’arrêté (…) » (CE, 23 Juillet 2012, n° 341726).
La théorie « de la formalité non substantielle en l’espèce » a été remaniée par l’arrêt Danthony. Selon cette décision, un vice de procédure ne constitue un motif d’annulation que s’il ressort des pièces du dossier qu’il a été susceptible d’exercer, « dans les circonstances particulières de l’espèce », une influence sur le sens de la décision prise ou qu’il a privé les intéressés d’une garantie.
Le 26 Mars 2020, le Conseil Constitutionnel, pour la première fois dans son histoire, a appliqué ces principes. A l’instar du Juge administratif, il a estimé qu’il ne devait pas sanctionner une procédure mal conduite mais dont l’irrégularité était sans conséquences : le bref délai de consultation n’a pas eu d’influence sur la décision du Parlement et les droits des Parlementaires n’ont pas été froissés. Ces deux éléments factuels constituent les « circonstances particulières de l’espèce » dont M. Fabius a fourni le détail au Figaro : le raccourcissement du délai a été décidé avec l’accord implicite du Parlement puisque les Parlementaires auraient été menacés de contagion.
Les juristes doivent-ils s’offusquer du fait qu’il faille lire un journal pour découvrir en quoi consistaient factuellement les « circonstances particulières de l’espèce » ? Certainement pas. On peut souhaiter que les décisions du Conseil soient plus motivées mais celle-ci n’a pas été rendue en matière contentieuse. Elle était favorable au requérant (le Premier Ministre) qui n’avait pas de contradicteur. Il était inutile que le Conseil Constitutionnel se livre à d’amples développements.
La solution adoptée par le Conseil Constitutionnel nous inspire deux réflexions :
1) Est-il légitime d’interpréter avec la même souplesse le texte
constitutionnel et un texte légal ou réglementaire ? Si le Conseil Constitutionnel décide maintenant d’appliquer la théorie de « la formalité non substantielle en l’espèce », le législateur pourra, dans certaines circonstances, violer la Constitution sans que son texte soit censuré. On imagine que le Conseil Constitutionnel précisera les limites de cette licence, par exemple en reprenant et en adaptant le considérant de principe de l’arrêt Dhantony résumé ci-dessus.
Mais on voit bien que cette solution elle-même conduit à désacraliser le texte constitutionnel. Le Conseil Constitutionnel est-il bien fondé à l’adopter ? Selon l’article 61, il exerce un contrôle de « conformité » sur les lois. L’exigence de conformité implique une rigidité d’examen par rapport à la norme applicable. « Quand la loi est claire, il faut la suivre » écrivait Portalis. C’était à propos du Code Civil. Ne devrait-il pas en être ainsi pour la Constitution, notre loi suprême ?
2) Peut-on désormais développer des arguments de faits à l’appui de moyens de droit devant le Conseil Constitutionnel ?
Jusqu’à présent, il était acquis que le Conseil Constitutionnel ne jugeait qu’en droit, de façon purement abstraite, sans aucune considération pour les éléments de fait. Mme Belloubet, alors membre du Conseil Constitutionnel, avait très clairement exprimé cette position en 2017 dans un article : « (…) Le juge constitutionnel exerce un contrôle abstrait ; même lorsqu’il est saisi d’une QPC, il intervient au cœur d’un procès entre parties mais dans le cadre d’un procès fait à la loi. L’abstraction n’incite pas au déploiement de considérations de fait » (Nouveaux Cahiers du Conseil Constitutionnel, Juin 2017).
Or, la décision du 26 Mars repose sur des éléments purement factuels : les « circonstances particulières de l’espèce », sont du fait, pas du droit. Du fait qui constitue, on peut le souligner, le soubassement de la décision, sa motivation : puisque le fait (l’accord implicite du Parlement, le risque de pandémie au sein des Assemblées) permet d’écarter la règle de Droit (l’exigence procédurale de l’article 46 de la Constitution). En ce sens, la décision du 26 Mars pourrait constituer le signal prometteur d’une avancée considérable du contrôle de constitutionnalité. En s’ouvrant aux faits, le Juge Constitutionnel entrerait de plain-pied dans le monde de la réalité, de l’humanité souffrante.
Le Droit constitutionnel est trop désincarné s’il ne repose que sur des notions philosophiques. Pour occuper toute sa place, il doit aussi s’appuyer sur le vivant, le concret. Par le passé, le Conseil Constitutionnel s’est heureusement inspiré des pratiques suivies par des Cours étrangères. C’est ainsi qu’il a accueilli la théorie dite du Droit vivant conçue par la Cour Constitutionnelle italienne et qui permet de tenir compte, quand il s’agit d’apprécier la constitutionnalité d’un texte légal, de son interprétation par les juridictions ordinaires. Or, le Juge constitutionnel italien tient le plus grand compte des considérations de fait.
Le Conseil Constitutionnel n’est pas un juge de cassation. Il doit juger en fait et en droit. Ce faisant, il opérerait un rapprochement avec tous les Tribunaux de ce pays. En leur ressemblant plus, dans cet effort ultime de judiciarisation, il leur adresserait ce message exemplaire : l’application du droit constitutionnel doit être la préoccupation permanente du Juge dans toutes les matières et à tous les niveaux.