Résidence fiscale suisse et plus-value mobilière : un arrêt inquiétant de la Cour Administrative d’Appel de Paris.
On se souvient qu’en 2012, la France a rapporté la doctrine qui permettait aux résidents suisses imposés selon le régime du forfait de bénéficier, dans certaines conditions, de la convention fiscale franco-suisse. Cette doctrine considérait que nonobstant la stipulation de la convention excluant de son champ d’application les contribuables imposés selon un mode forfaitaire, ces derniers pouvaient néanmoins en bénéficier lorsqu’ils remplissaient les conditions suivantes :
a- si la base d’imposition fédérale, cantonale et communale, est supérieure à cinq fois la valeur locative de l’habitation du contribuable ou à une fois et demie le prix de pension qu’il paye, etb- si la base d’imposition cantonale et communale ne s’écarte pas notablement de celle qui est déterminante pour l’IDN (impôt fédéral pour la défense nationale), ladite base cantonale et communale devant, en tout état de cause, être égale ou supérieure aux éléments du revenu du contribuable qui proviennent de Suisse et de France, pour les revenus de source française, lorsqu’ils sont privilégiés par la Convention, notamment dividendes, intérêts, redevances de licence (D. adm. 14 B-2111 du 12 septembre 1972, n° 7).
Par une décision n° 19PA02886 rendue le 24 juin 2020, la Cour Administrative d’Appel de Paris a infirmé le jugement du tribunal administratif de Paris qui avait déchargé un français résidant en Suisse et imposé au régime du forfait de l’impôt français sur la plus-value qu’il avait réalisée lors de la cession en 2011 de la participation majoritaire qu’il détenait dans une société française.
Pour parvenir à ce résultat, la Cour commence par constater que le requérant ne contestait pas avoir été imposé selon le régime du forfait, pour en conclure qu’il ne pouvait pas bénéficier de la Convention. Le requérant se prévalant de la doctrine administrative sus-visée, elle balaye toutefois l’argument au motif, assez laconique, que cette doctrine, qu’il convient d’appliquer littéralement, ne fait pas mention des plus-values et ne définit pas la notion de revenus privilégiés, de sorte qu’elle ne contient aucune interprétation formelle dont le requérant pourrait se prévaloir.
Cette décision, qui sera selon nos informations déférée au Conseil d’Etat, remet directement en cause la raison pour laquelle de nombreux contribuables français se sont exilés en Suisse, avant que l’introduction de l’exit tax ne rende cette solution inopérante. En effet, la Suisse ne taxe les plus-values de cession de titres que dans certaines hypothèses bien précises dans lesquelles les intéressés ne rentraient jamais.
Le raisonnement suivi, si nous le comprenons bien, serait le suivant. Bien que ne figurant pas expressément dans la liste, les plus-values seraient visées puisque cette liste n’a pas un caractère limitatif. Comme la doctrine ne définit pas les revenus privilégiés, la Cour considère, à partir de la liste non limitative qu’elle donne, que constituent des revenus privilégiés les revenus dont la Convention attribue le droit d’imposer à la Suisse tout en le retirant à la France. Ils sont « privilégiés » par la Convention en ce que l’application de cette dernière aboutit à déplacer la matière imposable d’un Etat vers l’autre.
Par exemple, les dividendes subissaient en droit interne une retenue à la source dont le taux pouvait être ramené par la convention à un taux inférieur. Pour bénéficier du « privilège » que constituait ce taux inférieur, il fallait toutefois que le dividende fut inclus dans la base suisse. Notons qu’aujourd’hui que le taux de droit interne (12,8 %) est plus intéressant que le taux conventionnel (15 %), les contribuables concernés auraient pu ne pas déclarer les dividendes en Suisse s’ils n’avaient pas eu leur résidence fiscale en France au sens du droit interne et n’avaient donc pas eu besoin de la protection de la convention fiscale.
Autre exemple, plus significatif : les pensions de retraite, qui ne figurent pas dans la liste, doivent être incluses dans la base suisse pour que le contribuable puisse bénéficier de l’exonération de l’impôt à la source français et, sujet que nous connaissons bien, de la contribution sur les retraites chapeau. Et les organismes sociaux contrôlent minutieusement l’application de cette règle, eux qui réclament tous les ans à nos clients une attestation du fisc helvétique comme quoi leur pension a bien été taxée en Suisse.
Or, lorsque les plus-values concernent une participation substantielle, c’est-à-dire une participation portant sur plus de 25 % des droits dans les bénéfices de la société vendue, ce qui était manifestement le cas en l’espèce, la plus-value est « privilégiée » puisque la France renonce par la Convention à la taxation que l’article 244 bis B du CGI lui permettait d’opérer.
D’où la chute : comme la base forfaitaire n’a pas inclus cette plus-value, le contribuable n’entre pas dans les prévisions de la doctrine et ne peut donc s’en prévaloir.
Cette décision nous semble parfaitement critiquable en ce qu’elle refuse toute portée pratique à la doctrine administrative à l’encontre des intentions de ses auteurs, qui sont en l’occurrence non seulement l’administration française, mais également l’administration helvétique, puisque la même doctrine figure dans les commentaires suisses de la Convention.
En effet, à l’époque où a été négociée la Convention fiscale, les autorités compétentes savaient pertinemment que la Suisse ne taxait pas les plus-values mobilières. Elles n’ont donc pas pu considérer que ces dernières étaient incluses dans la liste des revenus privilégiés, nonobstant son caractère non limitatif qui, lui, a bien permis d’y inclure les salaires ou les pensions non expressément visés.
A la lumière de cette évidence dont il faut bien tenir compte pour pouvoir comprendre le sens et la portée de la doctrine, même si celle-ci doit bien faire l’objet d’une interprétation littérale, elle peut donc être interprétée très différemment sans pour autant tordre le sens des mots utilisés, mais avec l’avantage de lui donner une portée utile conforme à l’intention de ses rédacteurs.
Or, le but manifeste de cette doctrine était simplement de s’assurer que le contribuable remplissait bien en Suisse ses obligations fiscales. La taxation forfaitaire devait donc inclure les revenus suisses (ou plus précisément ne pouvait pas être inférieure à ces derniers) ainsi que les revenus français imposables en Suisse. Si la Suisse ne prélevait pas l’impôt dessus parce que le contribuable ne les déclarait pas (ce qu’il avait tout à fait le droit de ne pas faire), alors la France conservait son droit d’imposer.
En revanche, les plus-values n’étant pas considérées comme un revenu en Suisse, elles ne pouvaient être considérées comme des « revenus privilégiés » au sens de la doctrine.
On peut ajouter au soutien de cette position qu’on ne comprendrait pas pourquoi l’administration aurait estimé nécessaire de rapporter en 2012 une doctrine qui ne donnait pas de la Convention une interprétation permettant aux contribuables forfaitaires d’en bénéficier.
La question qui sera en définitive soumise au Conseil d’Etat sera celle-ci : cette doctrine doit-elle être interprétée comme la Cour le fait et n’avoir donc aucune portée, ou doit-elle recevoir l’application que commande la nécessité de lui donner un sens ? Après tout, les administrations des deux pays qui ont négocié cette solution permettant de faire bénéficier du traité les contribuables forfaitaires remplissant certaines conditions avaient quand même bien en vue un résultat concret et non un simple coup d’épée dans l’eau…