Le Conseil Constitutionnel juge si la loi qui lui est soumise est conforme à la Constitution. Il peut la censurer et la loi disparaît. Il peut aussi émettre une « réserve d’interprétation constitutionnelle » à son encontre et dans ce cas, le texte législatif demeure en vigueur mais la réserve s’incorpore à lui. Une disposition législative ayant fait l’objet d’une réserve d’interprétation du Conseil n’existe dans l’ordre juridique que pour autant que la réserve est suivie d’effets » (commentaires de CC du 14 décembre 2002 DC).

En septembre 2018, nous avions avec d’autres confrères demandé au Conseil Constitutionnel de censurer l’article L 380-2 du CSS relatif à la cotisation supplémentaire maladie (CSM). Par sa décision du 27 septembre 2018 (n° 2018-735 QPC), le Conseil Constitutionnel n’a pas annulé le texte car il a jugé que la CSM étant une cotisation sociale et non un impôt, son assiette et son taux ressortaient du pouvoir réglementaire et non de la loi. Or, le Conseil Constitutionnel ne peut annuler un texte réglementaire. Néanmoins, il a émis une réserve d’interprétation, à destination du pouvoir réglementaire, ainsi libellée :

« Enfin, la seule absence de plafonnement d’une cotisation dont les modalités de détermination de l’assiette ainsi que le taux sont fixés par voie réglementaire n’est pas en elle-même constitutive d’une rupture caractérisée de l’égalité devant les charges publiques. Toutefois, il appartient au pouvoir réglementaire de fixer ce taux et ces modalités de façon à ce que la cotisation n’entraine pas de rupture caractérisée de l’égalité devant les charges publiques ».

Le gouvernement en avait aussitôt tenu compte en modifiant les paramètres contestés : le taux de cotisation, réduit de 8 % à 6 %, et le plafonnement, jusqu’alors inexistant, désormais fixé à 40 000 €. Mais les cotisants des exercices 2016, 2017, 2018 ont été laissés à l’écart de ces mesures réparatrices, prises seulement pour l’avenir.

A la suite de la décision du Conseil Constitutionnel, des cotisants ont demandé au Conseil d’Etat d’annuler la circulaire d’application de la CSM. Mais en dépit de la réserve d’interprétation, le recours a été rejeté (CE, 10 juillet 2019, n° 47919). Le Conseil d’Etat a certes reconnu l’importance théorique de la réserve d’interprétation du Conseil Constitutionnel :

« Les réserves d’interprétation dont une décision du Conseil constitutionnel assortit la déclaration de conformité à la Constitution d’une disposition législative sont revêtues de l’autorité absolue de la chose jugée et lient tant les autorités administratives que le juge pour l’application et l’interprétation de cette disposition ».

Mais il a rejeté le moyen d’inconstitutionnalité : « le pouvoir réglementaire a défini les modalités de calcul de cette cotisation dans des conditions qui n’entrainent pas de rupture caractérisée de l’égalité devant les charges publiques ».

Cette décision très décevante du Conseil d’Etat n’abordait pas toutefois la question de l’absence de plafonnement. Or, la réserve d’interprétation du Conseil Constitutionnel en fait état comme un des éléments pouvant constituer une rupture d’égalité.

Ne pouvant nous résoudre à l’idée que la réserve d’interprétation puisse être privée de tout effet pratique vis-à-vis du pouvoir réglementaire, nous avons soutenu que du fait des conditions d’ouverture du recours pour excès de pouvoir, le Conseil d’Etat avait laissé cette question ouverte.

Mais un nouvel arrêt ébranle sérieusement notre échafaudage (CE, 1ère Chambre, 29 Juillet 2020, n° 430326).

Le requérant, se prévalant de la réserve d’interprétation du Conseil Constitutionnel, demandait au Conseil d’Etat de condamner sous astreinte le Premier Ministre à adopter de nouvelles mesures réglementaires. La demande est rejetée pour des motifs exactement identiques à la décision précédente. Mais le Conseil d’Etat ajoute en sus que la réserve d’interprétation du Conseil Constitutionnel « n’impliquait pas l’adoption de mesures réglementaires pour le passé ».

Ainsi, pour le Juge administratif, la réserve d’interprétation du Conseil Constitutionnel est applicable mais elle n’oblige pas le pouvoir règlementaire à prendre des mesures correctrices. Pourtant, cette réserve s’adressait explicitement à lui (« il appartient au pouvoir réglementaire […] »). Et pour le Conseil constitutionnel, une réserve ayant une autorité équivalente à une loi, elle doit être suivie d’effets.

S’il est ainsi jugé, c’est parce que le Conseil d’Etat considère que le Conseil Constitutionnel a émis sa réserve in abstracto, indépendamment des mesures ou dispositions réglementaires de mise en œuvre de la loi contestée. La réserve d’interprétation devrait donc être comprise comme une to do list adressée au juge compétent – le Conseil d’Etat – lui indiquant comment il devrait exercer son contrôle de conformité constitutionnelle. Mais elle n’irait pas au delà. En particulier, elle n’aurait pas été adoptée en considération des dispositions réglementaires existantes et appliquées depuis plus de deux ans à la date de sa décision.

On comprend bien la logique de ces arrêts du Conseil d’Etat. Dans notre système juridique, le contrôle de conformité constitutionnelle des normes publiques est partagé : le Conseil Constitutionnel contrôle la loi, le Conseil d’Etat contrôle les actes et règlements administratifs. La frontière est nette et elle eût été bousculée si le Conseil d’Etat avait admis que la réserve d’interprétation du 27 septembre 2018 visait nécessairement les dispositions réglementaires concernées dans leur rédaction alors en vigueur.

On peut toutefois se demander si le Conseil Constitutionnel partage l’analyse du Conseil d’Etat sur la portée limitée de ses propres décisions interprétatives. Une note officielle de son secrétariat général du 14 Décembre 2002 explicitait en ces termes la pratique et l’utilité des réserves d’interprétation : s’affranchir de l’incertitude quant au devenir d’une norme » pour sélectionner « dans le bouquet des scénarios d’application possibles, ceux qui sont conformes aux valeurs constitutionnelles ». En 2002, la QPC n’existait pas et ces réserves étaient émises dans le cadre d’un contrôle a priori. A ce stade, la loi étant tout juste adoptée, les règlements d’application n’étaient pas sortis de terre.

Cependant, dans le cas du contentieux a posteriori de la QPC jugée plusieurs années après la promulgation de la loi, le « bouquet des scénarios possibles » se réduit à une fleur à tige unique, puisque les textes réglementaires sont généralement parus. Si l’objectif proclamé est toujours le même (« s’affranchir de l’incertitude quant au devenir d’une norme »), il paraît difficile de considérer que, dans l’esprit du Conseil Constitutionnel, une réserve visant le pouvoir réglementaire est émise in abstracto sans aucune considération pour la norme réglementaire existante.

Quoiqu’il en soit, les décisions du Conseil d’Etat ne règlent pas pour les cotisants de la CSM l’ensemble des questions constitutionnelles. Deux problèmes demeurent :

  • Il existe une différence de traitement flagrante entre les cotisants à la CSM de 2016, 2017 et 2018 et les cotisants des années suivantes. Certes, le législateur et le pouvoir réglementaire ont le droit de modifier les prélèvements d’un exercice à l’autre. Mais en l’espèce, cette modification est intervenue pour une raison bien précise, exprimée au cours des débats parlementaires : l’incohérence admise d’un système dépourvu de plafonnement ;
  • La réserve d’interprétation ne nécessite pas de modification des textes. Mais elle oblige le juge de la cotisation à vérifier si, dans certains cas particuliers, l’application de ces textes ne conduit pas à une rupture d’égalité devant les charges publiques. Le problème va se poser pour certains redevables de cotisations importantes ne bénéficiant d’aucun plafonnement.

Quoi qu’il en soit, devant le Conseil d’Etat l’affaire paraît bel et bien « pliée » et un nouveau recours pour excès de pouvoir serait dépourvu de toute chance de succès. C’est donc par le juge civil que la question va être tranchée, en espérant qu’il ait une lecture de la portée de la réserve d’interprétation différente de celle du juge administratif car plus conforme à la jurisprudence constitutionnelle. Peut-être qu’une nouvelle QPC pourrait lui permettre d’obtenir une position claire de notre juge constitutionnel sur cette question passionnante ?