Il n’est pas dans nos habitudes de commenter ici la doctrine privée, mais l’article publié dans le dernier numéro de la Revue de l’Ingénierie Patrimoniale (2-2022) et intitulé La Société en Commandite Simple, Alternative à la Société Civile ? ne nous a pas laissé indifférents. Le professeur Jean-François Hamelin y soutient en particulier l’idée que l’usage de cette structure présente un risque élevé de remise en cause sur le fondement de la théorie de l’abus de droit. Il considère en particulier que la répartition du bénéfice de la société en attribuant au commanditaire le résultat ordinaire – c’est-à-dire les loyers – et au commandité le résultat exceptionnel – donc les plus-values – n’aurait aucune justification autre que fiscale compte tenu des avantages qu’elle procure aux différentes classes d’associés.


Rappelons à titre liminaire que la société en commandite simple est probablement la plus archaïque de nos formes sociales. Elle descend directement du véhicule qui a permis de financer le commerce maritime des épices, commerce extrêmement lucratif mais particulièrement risqué. A l’époque, moins d’un bateau sur deux revenait mais une seule expédition fructueuse apportait la richesse à ses promoteurs. L’armateur risquait son bateau mais le capitaine et son équipage risquaient leur vie. Pour cette raison, ces derniers prélevaient une part importante du bénéfice de l’opération alors même que leur apport financier était négligeable. Quant au premier, il devait se contenter d’une part du bénéfice alors même qu’il avait fourni la quasi-totalité de l’apport.


La SCS réunit donc deux catégories d’associés : les commanditaires, qui voient leur responsabilité limitée à leur apport et qui n’interviennent pas dans la gestion, et les commandités, qui gèrent la société mais sont indéfiniment et solidairement responsables des dettes sociales. Les commanditaires sont traités comme des associés de Société À Responsabilité Limitée et les commanditaires comme des associés de Société en Nom Collectif.


Ce qui fait l’originalité de cette forme sociale est son double régime fiscal : la part du bénéfice revenant aux commanditaires est soumise à l’impôt sur les sociétés, alors que la part revenant aux commandités est déclarée par la société mais est imposée directement entre les mains de ces derniers (translucidité fiscale).


L’utilisation de cette structure pour financer l’acquisition et l’exploitation d’un bien immobilier permet alors de réunir le meilleur des deux mondes : en attribuant au commanditaire le résultat ordinaire, on va permettre l’imposition des loyers à l’impôt sur les sociétés, alors que l’attribution au commandité du résultat exceptionnel permettra l’application du régime des plus-values (privées si l’immeuble est loué nu, professionnelles s’il est exploité commercialement).


Au regard de l’abus de droit, nous sommes bien d’accord avec le Professeur Hamelin pour considérer que le critère de la simulation ne saurait être appliqué en l’espèce. S’il ne justifie pas sa position, nous considérons pour notre part que l’absence de fictivité résulte du fait que la répartition du bénéfice entre résultat ordinaire et résultat exceptionnel ne constitue pas une clause léonine puisqu’elle ne prive par avance aucun associé de tout bénéfice.


Si nous rejoignons le professeur Hamelin pour considérer que le risque d’abus de droit porterait uniquement sur le critère du but exclusivement fiscal, c’est toutefois à partir de là que nos opinions divergent. Le professeur Hamelin considère que ce mode de répartition, dont il relève bien l’intérêt fiscal, ne repose sur aucune rationalité économique, alors même qu’il reconnaît par ailleurs que les risques pris par le commandité justifient qu’il ait droit à une part supérieure du bénéfice.


Pour notre part, nous estimons que c’est au contraire cette répartition qui manifeste le mieux les responsabilités et espérances de gain de chaque type d’associé. Le commanditaire ne prend en effet absolument aucun risque autre que sa mise de fond. Or, si l’immeuble est financé par emprunt, il sera quasiment assuré de faire un profit, même si l’imputation des amortissements peut repousser à de nombreuses années la survenance d’un bénéfice ordinaire.


Prenons un exemple pour illustrer notre propos. L’immeuble acheté vaut 1 M€, les frais d’acquisition s’élèvent à 100 k€ et la banque exige un apport personnel de 10 % pour financer l’acquisition. Supposons que l’investissement du commandité s’élève aux frais d’acquisition et à l’apport personnel. Il va donc apporter 200 k€ à la SCS. Sur une valeur de 1 M€, le terrain vaut 300 k€ et les loyers s’élèveront à 50 k€/an. La durée d’amortissement moyenne est de 30 ans.


Compte tenu de la déduction des frais d’acquisition et des amortissements, l’exploitation fait apparaître un bénéfice dès la 5ème année. Bénéfice supportera l’impôt sur les sociétés et dont le solde reviendra au commanditaire en quasi-franchise d’impôt grâce au régime des sociétés mères et filiales. Et en cas de cession de l’immeuble, le commanditaire n’aura certes pas droit à la plus-value, mais c’est lui qui récupèrera le boni de liquidation de la société. Or, ce boni sera très exactement égal à la différence entre l’apport en capital du commanditaire et la valeur nette comptable de l’immeuble vendu. Au bout de 30 ans, cela représentera le prix du terrain, soit un boni de 100 k€, en plus de 25 ans de bénéfices sur la location du bien. Vraiment, une très belle affaire pour le commanditaire réalisée sans aucun risque autre que de perdre 200 k€ dans des circonstances que l’on peine à imaginer…


Du côté du commandité, le risque pris est tout à fait significatif : il est engagé à hauteur des dettes, soit l’emprunt bancaire de 800 k€. Mais son risque peut être aggravé si le local n’est pas loué car c’est lui qui devra assurer le service de la dette et si c’est le commanditaire qui le fait, le commandité restera responsable du bon remboursement du compte courant qui sera comptabilisé à dure concurrence. En contrepartie, il aura droit à la plus-value. Mais celle-ci n’est nullement assurée. En effet, comme tous les marchés celui de l’immobilier est cyclique et ce n’est pas parce qu’il monte depuis 25 ans qu’il ne baissera jamais. Si le bien doit être vendu au mauvais moment sans plus-value, le commandité ne percevra rien. Et si le banquier et/ou le compte courant du commandité ne sont pas remboursés, il en sera en plus de sa poche.


Et c’est précisément dans cette insécurité totale que réside l’essence même de la fonction de commandité : comme le capitaine du navire partant à l’autre bout du monde chercher des épices, son risque est absolu mais sa récompense peut être considérable si l’opération se révèle fructueuse.
Il est toutefois un cas que n’envisage pas le professeur Hamelin où le schéma pourrait effectivement être considéré comme abusif : s’il est conçu pour ne permettre qu’au commandité de faire une bonne affaire au détriment du commanditaire. Reprenons notre exemple précédent pour illustrer notre propos en modifiant légèrement les paramètres : le loyer n’est que de 25.000 € par an, il n’y a pas d’emprunt bancaire et le commanditaire finance seul la totalité du bien.


Avec un rendement aussi faible, la SCS ne sera pas bénéficiaire avant le terme des amortissements. Par ailleurs, le commanditaire est assuré de supporter un mali de liquidation puisque son apport excèdera la valeur nette comptable de l’immeuble. Pour lui, l’opération ne sera pas rentable avant un demi-siècle… De son côté, le commandité est assuré de faire un profit en cas de plus-value (plus-value purement comptable de surcroît) sans avoir subi aucun risque puisque la société n’aura aucune dette.


Comme nous le voyons, ce sont les paramètres économiques de chaque projet qui vont permettre de faire le départ entre une utilisation abusive de la SCS et son usage conforme. C’est pour la même raison qu’aujourd’hui, les capitaines de navire ne sont plus rémunérés avec le profit tiré de la revente de leur cargaison….