Quelques considérations sur le mini-abus de droit fiscal
Si le mini-abus de droit fiscal suscite l’inquiétude des contribuables et de leurs conseils, il est toutefois probable que la montagne ait accouché d’une souris et que la menace d’un redressement fondé sur la recherche d’un but principalement fiscal n’est qu’un tigre de papier.
Le futur article L 64 A du LPF, qui introduit une procédure identique à la procédure de l’abus de droit, sauf que le texte s’applique lorsque le but n’est que « principalement » fiscal et aucune pénalité n’est automatiquement applicable, ne laisse personne indifférent.
Alors même qu’il n’entrera en vigueur qu’en 2020, ce texte a provoqué beaucoup d’émoi, voire un début de panique, après la publication dans la presse nationale d’un article volontairement polémique questionnant la possibilité de faire une donation avec réserve d’usufruit, qui a obligé le ministre a faire paraître un communiqué confirmant ce que tous les professionnels compétents savaient déjà, à savoir que cette possibilité n’était nullement visée par le texte.
La volonté du législateur est de créer un abus de droit « à deux étages ». Le cœur du réacteur est donc la notion de « but principalement fiscal ». Si l’on regarde les commentaires administratifs d’un autre texte utilisant la même notion, la clause anti-abus de la directive « Distributions » codifiée à l’article 119 ter 3 et validée par le Conseil Constitutionnel, il y a de quoi être inquiet : l’administration propose comme critère de comparaison les avantages pécuniaires, ce qui écarte ceux qui ne sont pas évaluables en argent, mais en terme de pouvoir, prestige, harmonie familiale, etc. Ce serait terrifiant en matière patrimoniale (BOI-IS-BASE-10-10-10-10, n° 220).
Fort heureusement, on s’accorde à considérer que si ce critère a un certain sens en matière d’IS (et encore, il fait peu de cas des avantages organisationnels), il ne sera clairement pas opérant pour la fiscalité patrimoniale.
Que penser de ce texte ?
Concernant sa constitutionnalité tout d’abord, le législateur pense avoir réussi à contourner l’objection retenue par le Conseil Constitutionnel pour censurer la précédente tentative de 2013 (29 décembre 2013, n° 2013-685 DC), en évitant de lier à la procédure l’application d’une pénalité automatique. Il a trouvé appui dans la validation constitutionnelle en décembre 2015 de la clause anti-abus prévue par la directive « Distributions » qui fait référence à un but principalement fiscal (Cons. Const. 29 décembre 2015, n° 2015-726 DC).
Toutefois, s’il est incontestable que la décision du Conseil Constitutionnel de 2015 soutient le texte, celle de 2013 n’était pas fondée sur ce seul motif. Elle retenait également que la notion de « but principalement fiscal » était trop imprécise et accordait trop de marge de manœuvre à l’administration. Or, force est de constater que cette imprécision demeure.
De plus, le texte de 2015 validé par le Conseil était certes similaire, mais pas identique : c’était un texte d’assiette, comme la clause anti-abus générale de l’article 205 A du CGI instauré par la loi de finances pour 2019 en matière d’impôt sur les sociétés, classifié comme tel dans le CGI. Il comprend de plus une importante clause de sauvegarde : le dispositif ne s’applique pas si le contribuable justifie que l’opération a été effectuée pour des « motifs commerciaux valables ». Or, on sait que la CJUE, compétente en la matière puisque les deux textes transposent des directives européennes, fait une interprétation très large de ces « motifs commerciaux valables » qui ne laisse finalement dans le champ de la clause anti-abus que les schémas dépourvus de substance (CJUE 12 septembre 2006, aff. 196/04, Caldbury Schweppes, CJUE 21 février 2006, aff. 255/02, Halifax), ce qui rejoint d’ailleurs la notion classique de l’abus de droit fiscal (CE 27 septembre 2006, n° 260050, Section, Janfin).
Considérer l’article L 64 A comme une simple règle d’assiette, comme l’a fait le Rapporteur Général du Budget au Sénat Albéric de Montgolfier, n’a donc rien d’évident et serait de surcroît contraire à une décision rendue fin 2016 par le Conseil Constitutionnel (n° 2016-744 DC) – donc après celle sur la clause anti-abus Directive « Distributions » – qui interdit au législateur de subordonner l’assujettissement à l’impôt à la décision de l’administration d’engager une procédure de contrôle.
Voilà pour la constitutionnalité, qui sera très certainement posée rapidement au Conseil Constitutionnel par une QPC.
Mais ce texte soulève également d’autres problèmes de procédure.
Le législateur considère qu’il a institué un abus de droit « à deux étages » : c’est la thèse de la combinaison des procédures. Pourtant, la jurisprudence actuelle du Conseil d’Etat soutient une autre thèse, celle de l’éviction (CE 5 mars 2007, n° 284457, Pharmacie des Challonges) : « même lorsque le contribuable conclut un contrat dans l’unique but d’atténuer ses charges fiscales, celui-ci ne peut constituer un abus de droit lorsque la charge fiscale de l’intéressé ne se trouve, en réalité, pas modifiée par cet acte ».
La conséquence, c’est que l’abus de droit par fraude à la loi sortirait du champ de l’article L 64, avec sa redoutable pénalité de 80 %.
On n’est toutefois pas à l’abri d’un revirement de jurisprudence compte tenu d’une part de l’intention claire du législateur et, d’autre part, de la décision du Conseil Constitutionnel de 2015 sur la transposition de la clause anti-abus communautaire. Dans ce cas, l’administration aurait effectivement « le choix des armes ».
L’absence d’application automatique de pénalités, qui constitue le socle de la prétendue constitutionnalité du texte, est par ailleurs fortement sujette à caution. En effet, la jurisprudence (certes, d’une Cour Administrative d’Appel, celle de Nantes : 7 avril 2008, n° 06-976 et n° 06-453) considère que la seule circonstance que le contribuable a commis une fraude à la loi suffit à établir son intention d’éluder l’impôt, donc l’application de la pénalité pour manquement délibéré de 40 %. Si le Conseil d’Etat valide cette analyse, alors il pourrait permettre au Conseil Constitutionnel d’y voir un changement de circonstances permettant de reconsidérer la constitutionnalité des textes qu’il a déjà validés (la clause anti-abus directive « Distributions ») ou qu’il aurait validés depuis dans le cadre d’une QPC (les articles L 64 A du LPF et 205 A du CGI).
Pour cette raison, il est plus que probable que le Conseil d’Etat invalidera la position de la Cour de Nantes et que l’application de l’article L 64 A interdira à l’administration d’appliquer toute pénalité, ce qui serait paradoxalement une bonne surprise pour les conseils mis en cause en cas d’abus de droit, qui se trouvent attaqués en responsabilité par leurs clients dont le préjudice est principalement constitué par la fameuse pénalité de 80 %.
En conclusion, les scenarii possibles sont les suivants :
- Soit l’article L 64 A est invalidé par le Conseil Constitutionnel et on revient à la situation actuelle.
- Soit il est validé et le meilleur scénario serait qu’il soit interprété par la jurisprudence comme la CJUE interprète les clause anti-abus, ce qui renverrai in fine, par le biais de la notion de substance, à la conception traditionnelle de l’abus de droit par fraude à la loi. Et si en plus le juge considère qu’aucune pénalité ne peut être appliquée en cas de fraude à la loi, alors c’est le législateur lui-même qui abrogera le texte.
Il reste évidemment le scénario du pire : la constitutionnalité du texte est confirmée, le juge de l’impôt valide une interprétation extensive du but principalement fiscal et l’application systématique des pénalités pour manquement délibéré. Mais nous n’accordons que peu de crédit à ce scénario soviétique.