Quel impact auront les arrêts Jacob et Lassus de la CJUE sur nos contentieux en cours ?
Résumé : La CJUE s’est prononcée sur le système français du report d’imposition en cas d’apport de titres. Au-delà des cas particuliers traités, ce sont les solutions que l’administration et le législateur en ont tirées en ce qui concerne la question de l’application des abattements pour durée de détention à ces plus-values qui pourraient être remises en question.
Par une décision rendue le 22 mars 2018 (affaire C-327/16 et C-421/16), la CJUE a répondu aux questions préjudicielles posées en mai et juillet 2016 par le Conseil d’Etat quant à la compatibilité du système français de report d’imposition avec l’article 8 de la Directive 90/434/CEE du Conseil du 23 juillet 1990 concernant le régime fiscal commun applicable aux fusions, scissions, apport d’actifs et échanges d’actions intéressant des sociétés d’États membres différents (la Directive « Fusions »).
Telle qu’éclairée par les conclusions de l’avocat général Melchior Wathelet, cette décision nous donne l’occasion d’examiner les perspectives qu’elle ouvre sur les différentes instances dans lesquelles nous intervenons et d’affiner les conclusions que nous avions livrées à chaud lorsque nous avions pris connaissance des conclusions (http://blog.bornhauser-avocats.fr/index.php/2017/11/23/plus-values-en-report-et-droit-europeen-les-conclusions-de-lavocat-general-sont-publiees/).
La décision suit intégralement les conclusions de l’avocat général et juge le système du report d’imposition en cas d’échange de titres compatible avec la Directive « Fusions ». Elle en conclut que lorsqu’un contribuable quitte la France après avoir réalisé une plus-value en report, la France conserve le droit d’imposer cette dernière, d’une part, mais doit permettre au contribuable d’imputer sur la plus-value en report devenant imposable la moins-value réalisée sur les titres reçus en échange cédés, d’autre part.
A titre préliminaire et pour répondre aux observations présentées par un autre Etat-membre intervenu à l’instance, elle confirme l’application de la Directive « Fusions » aux opérations nationales dès lors que la France l’a transposée sans faire de distinction entre les opérations entrant dans son champ et les autres.
Ce faisant, la Cour dispense le juge français de passer par la case « discrimination par ricochet – jurisprudence Metro Holding » pour appliquer la Directive « Fusions » aux situations nationales et condamne au passage l’interprétation trop restrictive du Conseil d’Etat qui prévalait jusqu’à lors (CE 30 janvier 2013, n° 346683, Ambulances de France). Si le Conseil d’Etat suit, comme il en a le devoir, l’interprétation de la CJUE, les contribuables n’entrant pas dans le champ de la Directive seront dispensés de déposer une QPC pour obtenir que l’interprétation de la CJUE s’applique à leur situation relevant du seul droit interne.
Ensuite, la Cour valide le système français de report d’imposition de la plus-value d’apport des titres en rappelant § 49 que… « l’article 8, paragraphe 2, deuxième alinéa, de la directive fusions dispose que l’application du paragraphe 1 de cet article n’empêche pas les États membres d’imposer le profit résultant de la cession ultérieure des titres reçus de la même manière que le profit qui résulte de la cession des titres existant avant l’acquisition (voir, en ce sens, arrêt du 11 décembre 2008, A.T., C‑285/07, EU:C:2008:705, point 35) ».
Ce faisant, la Cour nous semble soumettre la conformité du système du report à la circonstance que lorsque la plus-value en report devient imposable, elle est fiscalement traitée de la même manière qu’aurait été traitée la plus-value sur les titres apportés s’ils n’avaient pas fait l’objet d’un échange. Si notre analyse est exacte, elle est porteuse de perspectives très intéressantes pour les contentieux que nous suivons actuellement et pour lesquels nous attendions avec impatience la décision de la CJUE.
Nous avions saisi le tribunal administratif de Montreuil de plusieurs taxations de plus-values en report réalisées par des contribuables français devenus résidents belges. Sauf si nos autres arguments tirés du droit interne sont admis, la taxation en France de la plus-value en report devenant imposable sera confirmée. Toutefois, la cession des titres en question ayant dégagée une importante moins-value, celle-ci devrait pouvoir s’imputer dessus.
Nous avons également plusieurs contentieux devant les tribunaux administratifs de Paris et Montreuil pour obtenir l’application des abattements pour durée de détention sur les plus-values en report dégagées avant 2000. Nous savons que le Conseil Constitutionnel estime conforme à la Constitution (principes d’égalité et garantie des droits) le fait que ces plus-values en report ne bénéficient pas d’un abattement pour durée de détention sous réserve que leur prix de revient soit réévalué pour tenir compte de l’érosion monétaire (décision n° 2016-538 QPC). Les cartes nous semblent maintenant rebattues puisqu’en refusant d’appliquer des abattements pour durée de détention aux plus-values en report, le droit français traite différemment l’imposition de la plus-value en report de la plus-value sur les titres apportés s’ils ne l’avaient pas été, ce que semble refuser la CJUE sur le fondement de l’article 8 § 2 de la Directive « Fusions ». Nous allons donc renforcer notre argumentation sur ce point et demander le cas échéant aux juges saisis de poser explicitement la question à la CJUE.
Notre recours pour excès de pouvoir contestant le refus des abattements pour durée de détention aux plus-values en report réalisées en 2012 sur le fondement de l’article 150-0B ter du CGI est toujours pendant devant le Conseil d’Etat, qui attendait la décision Jacob/Lassus pour statuer dessus. Là encore, les mêmes arguments nous permettent d’entrevoir une issue positive ou, à tout le moins, une nouvelle question préjudicielle transmise à la CJUE.
Dernière remarque : on sait que de manière totalement inattendue, le législateur a refusé d’appliquer la flat tax de 30 % aux plus-values en report réalisées dans le cadre de l’article 150-0B ter devenant imposables, qui doivent donc être soumises au barème progressif de l’impôt sur le revenu avec éventuellement application des abattements pour durée de détention (sauf pour les plus-values d’apport réalisées en 2012). Nous savons que ce ce texte fait l’objet actuellement d’un lobbying important en faveur de son abrogation. Espérons que le législateur s’emparera du sujet pour permettre à ces plus-values de bénéficier également du Prélèvement Forfaitaire Unique avant que le texte lui-même ne soit déclaré contraire à la Directive « Fusions », ce qui fait toujours mauvais effet…