On se souvient que le 3 avril 2020, le Conseil Constitutionnel a estimé qu’il n’y avait pas de discrimination par ricochet critiquable dans le fait de traiter moins bien les contribuables parties à des échanges de titres ne relevant pas du champ d’application de la Directive « Fusions » que ceux qui en relèvent : https://blog.bornhauser-avocats.fr/index.php/2020/04/03/echec-de-nos-qpc-sur-lapplication-des-abattements-pour-duree-de-detention-aux-plus-values-en-report/

Manifestement pressé d’en finir, le Conseil d’Etat nous a informé le 7 mai en fin d’après-midi que l’audience sur notre recours pour excès de pouvoir se tiendrait le 15 au matin. Heureusement, nous étions prêts et avons pu déposer un mémoire complémentaire faisant état des arguments nouveaux mentionnés ici : https://blog.bornhauser-avocats.fr/index.php/2020/05/05/abattements-pour-duree-de-detention-et-plus-values-en-report-laffaire-est-elle-pliee/

Comme nous nous en doutions, ceux-ci n’ont guère ébranlé le Rapporteur public Karin Ciavaldini. S’agissant de l’argument tiré de la Charte des Droits Fondamentaux de l’Union Européenne, dont la doctrine a déjà salué le caractère « audacieux et innovant », nous étions toutefois curieux d’entendre les raisons lui permettant de l’écarter sans poser une Question Préjudicielle à la CJUE.

Pour commencer, la Rapporteur public a balayé les arguments que nous avaient inspirés Jean-Yves Mercier et Philippe Derouin, qualifiés de « combat d’arrière-garde ». Nous le déplorons, mais dire que nous avons été surpris serait très exagéré.

Lorsqu’est venu le tour d’examiner notre argument nouveau, Madame Ciavaldini a déclaré ne pas partager notre approche. Certes, elle reconnaît que depuis l’arrêt « Leur- Bloem », la CJUE accepte d’interpréter un texte transposant du droit de l’Union tout en étendant son champ d’application au-delà des situations régies par ce droit, même lorsque la situation à l’origine de la question qui lui est renvoyée n’est pas régie le droit de l’Union.

Toutefois, cette conception de son office de juge des questions préjudicielles lui paraît sans incidence sur la question ici en cause. On n’en saura pas plus sur les raisons qui l’ont conduite à cette conclusion.

Il est vrai que nos recherches d’une décision de la CJUE qui aurait fait expressément rentrer dans le champ de la Charte du droit national pris pour la transposition d’un texte européen sans distinguer les situations nationales des situations européennes sont restées infructueuses. Cela est probablement en partie dû à l’introduction finalement assez récente de la Charte dans le droit de l’union (2009).

Mais la vraie raison nous semble ailleurs : la CJUE n’a tout simplement pas encore été saisie de l’argument, ou plutôt elle l’intègre déjà systématiquement dans ses décisions lorsqu’elle accepte d’interpréter un texte européen transposé dans une situation qui ne relève pas du champ géographique du droit européen.

En effet, elle est attachée au principe « texte unique, interprétation unique » et ne considère pas, contrairement au Conseil Constitutionnel (point révélé par le commentaire de la décision du 3 avril 2020), qu’appliquer ses interprétations aux situations purement nationales constituerait une ingérence dans les affaires des Etats-membres non prévue par les Traités européens. Parce qu’en décidant spontanément et alors qu’il n’y était pas tenu d’appliquer les mêmes textes aux deux situations, c’est l’Etat-membre lui-même qui a décidé, librement, de limiter sa souveraineté pour se soumettre au droit européen dans les situations nationales.

Si le Conseil d’Etat décide de suivre son Rapporteur public, il ne nous restera plus qu’à déposer plainte auprès de la Commission pour qu’elle poursuive la France en manquement du fait de sa jurisprudence. Cette affaire ayant déjà donné lieu à deux décisions de la CJUE, nous n’imaginons pas notre plainte ne reçoive pas de la Commission toute l’attention qu’elle mérite.

Et peut-être qu’elle relancera celle que nous avons déjà déposée pour critiquer la non-conformité de la jurisprudence sur l’abus de droit en matière d’apport-cession avec l’abus de droit communautaire. Si c’était le cas, la Commission pourrait découvrir le pot-aux-roses de cette affaire, à savoir que le législateur français a subrepticement transformé un texte codifiant une jurisprudence, l’article 150-0B ter du CGI, en dispositif d’incitation fiscale au mépris du droit des aides d’Etat…

Une seule chose est certaine à ce stade : si nous finissons par obtenir gain de cause, cette affaire coûtera beaucoup moins cher aux finances publiques que celle du précompte dont elle partagera la principale caractéristique : la résistance injustifiée du juge français à une décision du juge européen.