(CE 20 octobre 2020, n° 445685)

On nous pardonnera l’utilisation de ce néologisme qui pourrait aussi s’écrire « si maîtrisable » tant la question du traitement fiscal des apports pour une valeur différente de leur valeur réelle est complexe.

On se souvient que par un arrêt du 9 mai 2018 (n° 387071, Cérès), l’Assemblée Plénière du Conseil d’Etat a jugé qu’un apport à prix volontairement minoré s’analysait au plan fiscal comme constituant à concurrence de l’insuffisance une libéralité versée par la société bénéficiaire de l’apport à l’apporteur que l’administration pouvait taxer comme un revenu distribué entre ses mains.

Les commentateurs avaient à l’époque pointé le risque que les apports pour un prix volontairement majoré subissent symétriquement le même sort, à savoir que l’apporteur aurait reçu de la société bénéficiaire une libéralité à hauteur de l’excédant. Et effectivement, la CAA Lyon avait validé un tel redressement par un arrêt du 25 août 2020 (n° 18LY04420).

Fort heureusement, le Conseil d’Etat a cassé la décision au motif que la surévaluation de l’apport ne se traduisant pas par un appauvrissement de la société bénéficiaire de l’apport au profit de l’apporteur, ce dernier ne bénéficiait pas pour ce seul motif d’une libéralité taxable comme un revenu distribué sur le fondement de l’article 111 c du CGI.

C’est dans la lecture des très éclairantes conclusions du rapporteur public Romain Victor, un brillant esprit civiliste, qu’il faut chercher l’explication de cette décision.

Le Rapporteur public commence par rappeler qu’en tant que tel, un apport est en principe sans influence sur le bénéfice imposable de la société qui le reçoit, par application des dispositions combinées des articles 38-2 du CGI (la théorie du bilan) et 38 quinquies de l’annexe III au même code. Ce n’est que si l’apport est volontairement minoré pour dissimuler une libéralité à la société que l’administration est fondée à corriger la valeur pour laquelle il est inscrit à l’actif de la société et dégager ainsi un bénéfice imposable et donc distribuable.

Le traitement des apports à prix minoré ne saurait donc selon lui être transposé par symétrie aux apports à prix majoré, cette majoration fût-elle volontaire.

Il va ensuite chercher dans le droit civil des libéralités les fondements de sa position. Il rappelle à cet égard que pour qu’une libéralité existe, il faut qu’il y ait une intention libérale de la part du donateur qui s’appauvrit et l’acceptation d’un enrichissement corrélatif par le bénéficiaire, mécanisme joliment résumé par la formule « plaisir d’offrir, joie de recevoir ».

Or, lorsque la société est unipersonnelle, l’apporteur d’un actif surévalué ne s’est aucunement enrichi puisque la valeur des titres qu’il reçoit en contrepartie n’est pas différente de la valeur réelle de son apport. Comment peut-on alors le taxer pour un enrichissement inexistant ?

Poursuivant son raisonnement, Romain Victor identifie toutefois un cas où l’apporteur pourrait s’enrichir : lorsqu’il a d’autres associés qui ont volontairement consenti à leur dilution en acceptant que l’apport effectué ait été surévalué. Mais il remarque immédiatement que le bon fondement pour taxer l’apporteur dans cette hypothèse n’est pas à chercher dans la fiscalité directe, mais dans les droits de mutation à titre gratuit. C’est sur ce fondement qu’une donation indirecte pourrait être constatée et taxée. Nous pensons pour notre part que si la majoration de valeur est volontaire, on serait plutôt en présence d’une donation déguisée mais c’est là un autre débat.

Cette décision est non seulement rassurante dans ses conséquences, mais elle est surtout parfaitement fondée dans ses principes : le terrain des droits de mutation à titre gratuit nous semble bien plus pertinent pour appréhender ces situations.

D’ailleurs, si l’on considère à nouveau la décision Cérès à l’aune du raisonnement de Romain Victor, on est frappé de constater que là aussi, la notion de libéralité permettrait tout autant de taxer aux droits de mutation à titre gratuit les autres associés d’un apporteur d’un actif à prix minoré. Mais si cette imposition se superposait à celle déjà validée par le Conseil d’Etat, on aboutirait alors à un cumul d’impôts qui interpellerait au regard de l’égalité devant les charges publiques garanti par l’article 13 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du fait de son caractère confiscatoire.

En réalité, la démonstration faite par Romain Victor nous renforce dans l’idée que contrairement à la jurisprudence Raffypack (CE 5 janvier 2005, n° 254556) sur les ventes à prix minoré, la décision Cérès devrait être abandonnée au profit d’une taxation aux droits de mutation à titre gratuit.

Malheureusement, s’agissant d’une décision de plénière, il va falloir patienter encore quelques années pour que le Conseil d’Etat accepte d’abandonner Cérès. Cela dit, si la déesse de la fertilité ne cessera pas dans l’immédiat d’enfanter des redressements monstrueux, elle en réduira le nombre.