Depuis 2016, la « Carte des pratiques et montages abusifs » que l’administration a mis en ligne pour inciter les contribuables concernés à se mettre en règle et dissuader leurs conseils de les mettre en oeuvre n’avait pas bougé. Le 14 juin 2022, le fisc a mis en ligne un nouveau schéma qu’elle qualifie d’abusif. Toutefois, c’est ce qualificatif qui nous semble parfaitement abusif.


Le schéma prétendument frauduleux concerne le régime du report d’imposition de l’article 150-0B ter du CGI. L’opération décrite par l’administration est la suivante. Un contribuable possède la totalité des titres d’une société A qui vaut 10 M€. Il en fait l’apport à une nouvelle société B pour la même valeur, apport dont la plus-value bénéficie d’un report d’imposition. Immédiatement après, B revend pour la même valeur ses titres A à C, société nouvellement constituée par un fonds d’investissement dans le cadre d’un LBO. C ne verse à B que 40 % du prix de A, le solde faisant l’objet d’un crédit-vendeur. Peu de temps après, B incorpore au capital de C sa créance et reçoit donc en échange des titres C.


La cession par B des titres apportés dans les 3 ans de l’apport rend exigible l’impôt sur la plus-value d’apport initiale, mais la souscription par B d’une augmentation de capital portant sur 60 % du prix de vente des titres A permet au contribuable de conserver le bénéfice du report d’imposition.
Toutefois, l’administration considère cette opération comme abusive pour des raisons assez obscures que nous allons tenter d’éclaircir ici. Elle considère que l’augmentation de capital de C procède d’une application littérale des textes car elle décompose artificiellement une seule opération : l’apport par la société B de 60 % de ses titres A à la société C. Or, B ne contrôlant pas C, « cet apport de titres ne peut constituer un réinvestissement éligible permettant de maintenir le report ». L’administration en conclut que le report est maintenu abusivement malgré la cession de 100 % de A par B sans aucun réinvestissement éligible. Elle ne le précise pas mais la conclusion semble être la remise en cause du report d’imposition sur la totalité de la plus-value d’apport.


L’abus identifié est donc la fraude à la loi, c’est-à-dire d’une part la recherche d’un but exclusivement fiscal et, d’autre part, l’obtention d’un avantage fiscal par une application littérale des textes allant à l’encontre de l’intention du législateur, qui prive les apports-cessions du bénéfice du report d’imposition sauf réinvestissement dans des investissements professionnels.


Toutefois, pour qu’il y ait abus, encore faut-il que l’opération procède d’un montage artificiel. Il n’est en effet théoriquement pas possible d’opposer l’abus de droit au contribuable qui a simplement choisi la voie la moins imposée pour atteindre un but intrinsèquement justifié. Or, le schéma présenté par l’administration comme abusif remplit selon nous toutes les caractéristiques d’une opération légitime.


Il est en effet courant dans les opérations de LBO que le vendeur participe de manière minoritaire à la reprise de la société qu’il vend. Pour lui, l’opération va certes dégager des liquidités, mais elle va lui permettre de rentrer dans le tour de table du repreneur. Parfois, cette participation lui est imposée car le repreneur ne souhaite pas racheter la totalité de la société. Face à la nécessité (ou l’envie) de participer de manière minoritaire à la reprise, le cédant a 3 possibilités :

  • Il peut vendre la totalité de ses titres au véhicule de reprise puis souscrire au capital de ce dernier ;
  • Il peut vendre ses titres correspondant à la partie qui lui sera payée en numéraire et apporter au véhicule de reprise ses autres titres ;
  • Il peut réaliser un apport-cession à une société interposée qui réinvestira de manière patrimoniale le numéraire dégagé par l’opération. Bien entendu, cette solution n’est possible que si la partie « cash » n’excède pas 40 %.

Dans tous les cas, l’opération de LBO est légitime et le contribuable perd le contrôle de son entreprise. Il sortira le solde de son réinvestissement – qui correspond donc aux titres conservés – lors du déblouclage de l’opération de reprise avec, il l’espère, une plus-value supplémentaire qui n’est toutefois nullement garantie, la reprise pouvant tout à fait échouer sans qu’il en soit responsable puisqu’il n’est plus en position de contrôle.


En considérant que le choix de l’option 3 est constitutive d’un abus de droit, l’administration refuse donc au contribuable la liberté de choisir la voie la moins imposée, qui est pourtant un droit absolument fondamental reconnu et protégé de longue date par la jurisprudence (CE 16 juin 1976, n° 95513).
Espérons que l’administration prendra rapidement conscience du caractère injustifié de sa position, qui risque de décourager des opérations indispensables à la bonne santé de nos entreprises.


Car comme le disait Albert Camus, «  mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde ».