Pour une fois, nous allons nous livrer ici à un exercice de prospective juridique. Notre pays a un nouveau gouvernement (très) minoritaire qui va devoir s’atteler à la redoutable tâche de redresser nos finances publiques mises à mal par la remontée des taux d’intérêt et le « mur de la dette ». Contrairement à la législature précédente où le budget est passé à coup d’article 49 alinéa 3 de la Constitution, le risque qu’une motion de censure soit adoptée est aujourd’hui beaucoup plus élevé. Quelles sont les possibilités pour le gouvernement de faire passer une hausse des impôts alors que le budget n’aurait pas été adopté ? Et surtout, quels recours pourront éventuellement exercer les contribuables victimes de ces hausses ?

Si la situation actuelle est exceptionnelle en ce sens qu’elle ne s’est encore jamais produite, les rédacteurs de la constitution de la Vème république ont toutefois envisagé l’hypothèse et donné au gouvernement la possibilité de garantir la continuité financière de l’Etat. C’est ainsi que l’alinéa 3 de l’article 47 de la Constitution dispose que… « Si le Parlement ne s’est pas prononcé dans un délai de 70 jours, les dispositions du projet peuvent être mises en vigueur par ordonnance ». Les mêmes règles existent (avec des délais différents) pour le budget de la Sécurité Sociale.

Selon les commentateurs autorisés, un vote négatif sur le budget équivaut à une absence de vote, de sorte que si le Parlement n’adopte pas le budget, soit parce qu’il ne lui est pas soumis dans les délais, soit parce qu’il l’a rejeté, le gouvernement peut promulguer par ordonnance « les dispositions du projet ». Même si ce point est moins clair, il semble en aller de même si une motion de censure a été adoptée parce que le gouvernement aura tenté de forcer le vote de l’Assemblée en invoquant l’article 49 alinéa 3 de la Constitution.

L’hypothèse qui nous intéresse est donc celle où le projet de budget (et/ou le projet de budget de la Sécurité Sociale) qui sera promulgué par ordonnance contient des hausses d’impôt. Quels recours les contribuables auront-ils contre elles ? Contrairement aux ordonnances « classiques » visées à l’article 38 de la Constitution, les ordonnances visées aux articles 47 et 47-1 de la Constitution ne font pas l’objet d’une loi de validation. Le Conseil Constitutionnel ne sera donc pas saisi de la question qui nous préoccupe.

En revanche, ces ordonnances pourront faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d’Etat dans les deux mois de leur publication. Pourront être alors invoqués tous les moyens que soulèvent les parlementaires lorsqu’ils contestent la conformité des mesures fiscales avec notre Constitution : violation des principes d’égalité devant l’impôt visé à l’article 6 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 et d’égalité devant les charges publiques visé à l’article 13 du même texte, etc.

Toutefois, une autre question pourra alors être soulevée, beaucoup générale et parfaitement nouvelle : sachant que l’article 34 de la Constitution réserve à la Loi la modification de l’assiette et du taux des impôts, la procédure de l’adoption du Budget par ordonnance permet-elle au gouvernement d’augmenter les taxes ? Interdire au gouvernement d’augmenter les taxes ne signifie pas pour autant le priver de toute possibilité de rétablir les finances publiques. Si les recettes ne peuvent pas être augmentées, les dépenses, elles, peuvent parfaitement être réduites. De plus, compte tenu de l’inflation, ne pas réévaluer les tranches du barème des impôts progressifs aboutit mécaniquement à les augmenter en euro constant. Enfin, la plupart des niches fiscales ayant été votées pour un durée limitée, le simple fait de ne pas les prolonger lorsque cette durée est atteinte entraine là encore une hausse d’impôt.

Ce que les rédacteurs de la Constitution de la Vème République voulaient éviter en permettant de promulguer le budget de l’Etat par ordonnance, c’était la situation – fréquente sous la IVème République – d’une discussion budgétaire non maîtrisée qui n’était toujours pas achevée au terme de l’année. L’ordonnance budgétaire permet ainsi de consolider le droit de l’Etat de continuer à percevoir les impôts et taxes nécessaires au financement de ses dépenses régaliennes, en particulier les traitements de ses fonctionnaires. En revanche, la question de l’augmentation des impôts ne se posait pas à une époque où les finances de notre République étaient saines. Il sera donc difficile de rechercher dans les intentions des rédacteurs de notre Constitution la réponse à cette délicate question.

Au soutien de notre position, nous invoquerons également l’article 1er du Premier Protocole Additionnel à la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme. En effet, cet article protège le droit de propriété et si l’impôt peut y porter atteinte, c’est uniquement, nous dit le texte, « dans les conditions prévues par la loi ». Or, un acte règlementaire, surtout s’il ne fait pas l’objet d’une validation législative, ne saurait selon nous revêtir l’autorité d’une loi.

Nous n’allons pas faire de procès d’intention au Conseil d’Etat, même si nous ne nous berçons pas d’illusions sur sa volonté de déjuger le Gouvernement en invalidant les hausses d’impôt. Peut-être aurons-nous d’ici là quelques indications sur la position prise sur le projet de loi de finances qui lui aura été soumis pour avis, même s’il est peu probable que le Gouvernement lui pose officiellement à l’avance la question des conséquences d’une absence de vote du Budget.

En revanche, le fait que le Conseil Conseil Constitutionnel soit « hors jeu » sur une question aussi sensible que le vote de l’impôt fait que nous ne nous contenterons pas d’une réponse du Conseil d’Etat favorable au Gouvernement. Nous saisirons la Cour Européenne des Droits de l’Homme de la violation manifeste de la lettre comme de l’esprit de l’article 1er du Premier Protocole Additionnel afin que nos clients qui auront subi une hausse de leurs impôts dans le cadre d’une procédure aussi attentatoire à leurs droits constitutionnels en soient indemnisés.