On sait que l’abus de droit fiscal revêt deux composantes distinctes : la simulation et la fraude à la loi. Cette dernière nécessite la réunion de deux critères : un subjectif, résultant du fait que l’opération litigieuse n’a aucune justification autre que la recherche d’un avantage fiscal, et un critère objectif, qui est la recherche d’une application littérale des textes à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs (CE 26 février 2006, Persicot).

La Cour Administrative d’Appel de Versailles vient de rendre le 17 décembre 2015 (n° 13VE01281, plénière) une importante décision par laquelle elle reconnaît la possibilité pour l’administration d’invoquer l’abus de droit par fraude à la loi contre l’utilisation d’une convention fiscale. Il s’agissait en l’occurrence de la convention fiscale franco-luxembourgeoise, dont on sait que la divergence d’interprétation par les juridictions nationales de la portée de l’article 4 relatif aux immeubles permettait d’obtenir une double exonération d’impôt sur les plus-values, avant que la situation ne soit corrigée en 2007 par l’entrée en vigueur d’un avenant attribuant le droit d’imposer à l’Etat de situation de l’immeuble.

Les faits de l’espèce étaient les suivants : un chef d’entreprise avait conclu une promesse d’achat d’un bien immobilier situé en France avec faculté de substitution, dont il avait fait usage au profit d’une société luxembourgeoise créée le même jour par apport des titres de sa société française. L’immeuble avait ensuite été revendu avec plus-value à une société marchand de biens créée entre-temps en France et dirigée par son ex-épouse, ceci avant l’entrée en vigueur du nouvel avenant mettant fin à la double exonération.

La question de la possibilité d’appliquer l’abus de droit par fraude à la loi dans un contexte international n’est pas ce qui nous retiendra car elle n’est pas nouvelle : le Conseil d’Etat a déjà reconnu ce droit dans une décision du 29 décembre 2006 (n° 283314, Bank of Scotland).

Ce qui est plus novateur, c’est que la structure luxembourgeoise avait une « substance » (une participation de 17 % dans un groupe évalué à plusieurs centaines de millions d’euros), ce qu’a parfaitement reconnu la Cour. Néanmoins, cette dernière a considéré que son interposition n’était justifiée par aucun motif autre que fiscal, d’une part, et que par celle-ci le contribuable avait recherché une application littérale de la convention fiscale à l’encontre des objectifs de ses auteurs, d’autre part.

Sur le premier critère, il convient de donner raison à la Cour : tout dans les faits « sentait » le montage, jusqu’à la sortie précipité avant le changement de règle grâce à l’interposition d’une providentielle société de marchand de biens animée par l’ex-épouse du contribuable !

En revanche, l’application du second critère ne nous semble guère satisfaisante. En effet, si le débat ne doit effectivement pas porter sur les intentions supposées inconnues des signataires d’un traité fiscal, puisqu’on sait que l’objet d’une telle convention est de repartir le droit d’imposer entre deux souverainetés concurrentes, force est toutefois de constater que la double imposition ne résultait ici nullement d’une rédaction défectueuse de la convention, mais de son interprétation divergente par les juridictions internes. En d’autres termes, ce n’est pas sur une application littérale des textes que le contribuable s’est en l’espèce fondé, mais sur leur application par la jurisprudence.

Voir un juge étendre la notion de « texte » visée à l’article L 64 du LPF (directement depuis la réforme de 2008, implicitement antérieurement sur le fondement de l’arrêt Jeanfin (CE 28 mars 2008, n° 284548) à une interprétation jurisprudentielle revient à reconnaître que le vide existe, seul le pouvoir exécutif et le législateur pouvant le combler en renégociant la convention fiscal avec l’autre État, mais que le contribuable n’a pas le droit d’en profiter sous peine de commettre une fraude.

Le fait que le juge décide de manière prétorienne de combler ce vide en faveur de la France, alors que celui-ci aurait tout aussi bien pu être comblé par les négociateurs au profit du Luxembourg, constitue, nous semble-t-il, une nette atteinte au principe de la séparation des pouvoirs. Et l’on sait que l’article 16 de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789, qui figure en annexe de notre constitution, considère qu’un État dans lequel la séparation des pouvoirs n’est pas assuré n’a point de constitution.

Autre facteur d’inquiétude : que la jurisprudence voit des abus dans le fait de bénéficier d’une convention fiscale permettant d’accéder à une exonération parce que l’Etat auquel est attribué le droit d’imposer, qui en faisait usage lors de la signature du traité, a ultérieurement décidé de modifier sa législation, sans que la convention n’ait suffisamment anticipé ce cas de figure.

Un exemple illustrera notre propos : le Luxembourg ne taxe pas les plus-values de cession de titres de sociétés à prépondérance immobilière alors que la France le fait. Les deux États ont d’ailleurs renégocié la convention fiscale sur ce point pour qu’à compter de 2017, la France puisse imposer les plus-values de parts de sociétés à prépondérance immobilière en France. Un contribuable français qui aurait investi dans l’immobilier en France via des sociétés détenues par une SOPARFI qui céderait ensuite les titres de ses filiales avant l’entrée en vigueur de cet avenant ne risquerait-il pas de se voir opposer l’abus de droit ? Avec cette décision, rien ne paraît s’y opposer si elle fait jurisprudence.

Et que dire du droit communautaire, qui possède sa propre définition de l’abus de droit fondée sur la substance des actes et qui ne paraît donc guère compatible avec l’interprétation de la Cour de Versailles.

Même prise en formation plénière, cette décision ne nous paraît pas avoir mesuré toutes les implications négatives de la solution qu’elle dégage et comme l’affaire devrait être portée devant le Conseil d’Etat, nous espérons que celui-ci l’infirmera pour revenir à une conception plus respectueuse de la lettre de l’article L 64, mais aussi de son esprit : les traités internationaux faisant intervenir deux États, donc deux visions du droit, seuls les schémas dépourvus de substance doivent pouvoir être sanctionnés sur le terrain de l’abus de droit.