1.Un projet de loi 2019 anticonstitutionnel

Le Gouvernement a enregistré le 10 octobre dernier à la Présidence de l’Assemblée Nationale le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2019 (PLFSS). Le I de l’article 10 modifie l’article L. 380-2 du Code de la sécurité sociale instituant le régime de la cotisation subsidiaire maladie (CSM).

 

Rappelons que le 27 septembre 2018, le Conseil Constitutionnel avait énoncé une « réserve d’interprétation » portant sur la première et la dernière phrases du quatrième alinéa de cet article.

 

Cette partie du PLFSS est justement  relative aux modalités de calcul de la CSM que nous avions contestées et qui font l’objet de la réserve d’interprétation du Conseil Constitutionnel : assiette et taux, absence de plafonnement. Le PLFSS en prend acte. Son exposé des motifs n’a pas la courtoisie républicaine de se référer à la décision du 27 septembre. Mais il admet, par un étonnant exercice de contrition, « certaines incohérences » et même « des défauts de conception de la contribution ». Il fait écho à   l’indignation des personnes concernées : « des défauts de conception de la contribution qui suscitent parfois l’incompréhension de certains redevables. » .

 

Les modifications proposées au Parlement vont dans le sens souhaité : la cotisation demeurera assise sur le montant des revenus non professionnels mais ne sera plus calculée en proportion de leur montant ; un mécanisme de dégressivité sera mis en place ; le principe du seuil est supprimé du texte légal et sera défini par un décret, avec un abattement ; surtout,le principe d’un plafond est introduit : « L’assiette de la cotisation, aujourd’hui non encadrée, sera plafonnée à huit fois la valeur du plafond annuel de la sécurité sociale ». Ces corrections répondent mieux aux exigences constitutionnelles formulées par le Conseil Constitutionnel,qui avait demandé que le pouvoir réglementaire fixe un taux et des modalités de cotisation « de façon à ce que la cotisation n’entraine pas de rupture caractérisée devant les charges publiques ».

 

Mais, en une phrase, le projet anéantit le bienfait de ces mesures jusqu’à en devenir anticonstitutionnel : le  II de l’article 10 précise en effet qu’elles ne s’appliqueront qu’aux cotisations dues au titre des périodes courant à compter du 1erjanvier 2019. Les cotisations des années antérieures n’en seraient donc pas affectées et le texte ne prévoit rien les concernant.

 

Avec une telle marque d’ignorance, « l’incompréhension de certains redevables »ne va pas s’atténuer et d’ailleurs nous rejoignons à l’instant même leur cohorte. Comment comprendre que la décision du Conseil Constitutionnel du 27 septembre dernier ne soit pas suivie d’effet pour l’année 2016, année du litige ? A-t-on perdu de vue que selon l’article 62 de la Constitution, ses décisions « s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles »? Qu’elles s’imposent tout de suite, pas en prenant deux ans de délais ; qu’elles s’imposent de telle sorte que les citoyens qui ont eu la détermination de faire le recours, de porter leur affaire jusqu’au sommet de la hiérarchie judiciaire pour faire triompher le Droit, les principes constitutionnels, en bénéficient pleinement.

 

II. De l’autorité d’une réserve d’interprétation constitutionnelle

 

Il faut bien comprendre l’autorité qui s’attache à une réserve d’interprétation constitutionnelle. On aurait tort de la considérer comme une aimable mise en garde, une invitation à bien faire. Le Conseil Constitutionnel n’est pas le consultant, le jurisconsulte du législateur : il est son juge. Une réserve d’interprétation constitutionnelle n’est pas une recommandation mais une directive.

 

Veut-on s’en convaincre ? Il suffit de lire ce commentaire du Conseil Constitutionnel du 14 décembre 2002 : « La réserve s’incorpore donc à la loi. Une disposition législative ayant fait l’objet d’une réserve d’interprétation du Conseil n’existe dans l’ordre juridique que pour autant que la réserve est suivie d’effets. ».

 

Paraphrasons : l’article L. 380-2 du Code de la sécurité sociale n’existe plus dans l’ordre juridique aussi longtemps que la réserve du 27 septembre n’est pas suivie d’effets.

 

L’autorité de la chose interprétée par le Conseil Constitutionnel équivaut à l’autorité de la chose jugée. Le Ministre, le législateur, les Juges, les citoyens, lui doivent la même déférence. On ne la discute pas, on l’exécute. Sa force est si puissante que le Juge doit la soulever d’office parce que, précise le Conseil d’Etat, « les réserves d’interprétation dont une décision du Conseil constitutionnel assortit la déclaration de conformité à la Constitution d’une disposition législative sont revêtues de l’autorité absolue de la chose jugée et lient le juge administratif pour l’application et l’interprétation de cette disposition »(CE, 15 mai 2013, Commune de Gurmencon).

 

III. Analyse de la portée de la réserve d’interprétation du 27 septembre 2018

 

La réserve est formulée au considérant 19 de la décision du Conseil Constitutionnel, quiest ainsi rédigé :

 

« La seule absence de plafonnement d’une cotisation dont les modalités de détermination de l’assiette ainsi que le taux sont fixés par voie réglementaire, n’est pas en elle-même, constitutive d’une rupture caractérisée de l’égalité devant les charges publiques. Toutefois il appartient au pouvoir réglementaire de fixer ce taux et ces modalités de façon à ce que la cotisation n’entraine pas de rupture caractérisée devant les charges publiques ».

 

Cette réserve est d’une grande portée effective :

 

    A) La réserve porte sur des dispositions réglementaires déjà en vigueur

 

Jusqu’à présent, les réserves d’interprétation imposées au pouvoir réglementaire avaient été formulées par le Conseil Constitutionnel à l’occasion de recours préalables de parlementaires : à ce stade, la loi étant tout juste adoptée, les règlements d’application ne sont pas sortis de terre. D’ailleurs, dans de tels cas, le Conseil Constitutionnel utilise toujours  le futur pour exprimer sa réserve. On se bornera à deux exemples :

« Il appartiendra au pouvoir réglementaire de fixer le montant des plafonds de ressources prévus par les articles L. 380-2 et L. 861-1 du Code de la sécurité sociale ainsi que les modalités de leur révision annuelle de façon à respecter les dispositions précitées du Préambule de la Constitution de 1946. »(CC, Décision n° 99-416 DC du 23 juillet 1999, création de la CMU, cons.11).

 

« Considérant, enfin, qu’il appartiendra aux auteurs de l’arrêté prévu par le deuxième alinéa de l’article L. 162-16 du code de la sécurité sociale, dans sa rédaction issue de la loi déférée, de fixer le tarif forfaitaire de responsabilité de telle sorte que ne soient pas remises en cause les exigences du onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 »(CC Décision n° 2002-463 DC du 12 décembre 2002, cons.21 et 22).

 

Dans ce cadre du recours parlementaire a priori, il s’agit pour le Conseil Constitutionnel, en formulant de telles réserves,de « s’affranchir de l’incertitude quant au devenir d’une norme » pour sélectionner « dans le bouquet des scénarios d’application possibles, ceux qui sont conformes aux valeurs constitutionnelles »(note du Conseil Constitutionnel du 14 décembre 2002 sur les réserves d’interprétation).

 

Dans le cas du contentieux a posteriori de la QPC jugée plusieurs mois après la promulgation de la loi,  le bouquet des scénarios possibles se réduit à une fleur à tige unique :les textes réglementaires sont parus, il suffit d’en suivre le film,  c’est bien le cas de la CSM. Aussi, quand il exprime une telle réserve, le Conseil Constitutionnel a bien en vue les textes réglementaires existants. Il ne peut les déclarer anticonstitutionnels puisqu’il n’est juge que de la constitutionnalité des lois ; la réserve de constitutionnalité est donc le maximum qu’il puisse faire pour exprimer sa réprobation, bien réelle, et qui s’impose à toutes les autorités.

 

A notre connaissance, c’est ainsi la première fois que  le Conseil Constitutionnel exerce un tel contrôle de constitutionnalité sur une disposition réglementaire. Ce contrôle n’annule pas la norme visée mais elle en paralyse l’exécution. L’Administration doit en tirer les conséquences.

 

  B) La réserve repose sur l’article 13 de la déclaration de 1789

 

Cet aspect de la décision peut être source d’inspiration pour d’autres contentieux.

 

Le Conseil Constitutionnel trouve ainsi l’occasion d’affirmer que l’autorité administrative est tenue de respecter,quand elle produit un règlement,l’ensemble des normes du bloc de constitutionnalité. Il appartient au juge de droit commun de le vérifier par lui-même lorsque le Conseil Constitutionnel ne s’est pas prononcé, ce qu’il ne peut faire que par une réserve d’interprétation. Ainsi,le contrôle de constitutionnalité devrait-il nécessairement s’introduire dans l’ensemble du contentieux courant des contributions sociales devant les juges de droit commun puisque le Conseil Constitutionnel réaffirme le principe que l’autorité administrative et non le législateur est seule compétente pour déterminer le taux et les modalités d’assiette et de calcul de ces contributions.

 

Il est encore temps pour le législateur d’amender le PLFSS de façon à le rendre constitutionnel. Il suffit de tirer les conséquences de la réserve d’interprétation constitutionnelle pour les cotisants anciens : « Le respect de la Constitution n’est pas un risque, c’est un devoir »,grondait le Président Debré à l’occasion de la présentation au Président Hollande des vœux de l’Institution en 2014. Le Président du Conseil Constitutionnel s’irritait ainsi de manquements répétés à l’autorité de la chose jugée.

L’autorité de la chose interprétée doit être reconnue d’égale valeur par le législateur et l’Administration. A défaut, nous demanderons aux juges de rétablir l’ordre constitutionnel.