Poursuites pénales et juge de l’Impôt : la Cour de cassation s’éloigne de la CEDH
(Cass. Crim, 8 avril 2021, n°19-87.905)
La lutte contre la fraude fiscale est un objectif de valeur constitutionnelle. Dans tous les pays d’Europe, elle est poursuivie avec vigueur. On le comprend bien : si les fraudeurs ne sont plus poursuivis et condamnés, c’est le principe du consentement à l’impôt qui est mis à mal.
Mais cet engagement des Etats perd sa légitimité s’il conduit à condamner pour fraude fiscale des personnes qui ne sont en réalité pas redevables de l’impôt prétendument fraudé.
Pour éviter que cette situation ne se produise, le juge pénal doit suspendre le procès répressif en cas d’existence d’une procédure parallèle de contestation de l’impôt. La CEDH l’a jugé dans un arrêt rendu contre la Grèce le 30 avril 2015 (CEDH, Kapetanios c. Grèce, 30 avril 2015, n° 3453/12).
En France, la chambre criminelle de la Cour de cassation a pendant longtemps refusé toute suspension des poursuites pénales motivée par une contestation de l’impôt.
Toutefois, par un arrêt du 11 septembre 2019, elle avait admis que sa jurisprudence devait être « infléchie pour limiter le risque de contrariété ». Sa position fut alors ainsi arrêtée : la saisine du juge de l’impôt n’entraine pas mécaniquement un droit à sursis à statuer. Le Juge répressif peut le prononcer « par exception » s’il estime qu’il en résulte un « risque sérieux de contrariété de décisions ».
Ainsi, la Cour de cassation avait transformé un principe général de prohibition de la CEDH en exception et introduit une incertitude : car comment le juge pénal peut-il déterminer l’existence d’un « risque sérieux de contrariété de décisions » ? Doit-il soupeser les arguments des parties échangés devant le juge de l’Impôt, en apprécier le sérieux ?
C’est ce à quoi aurait dû conduire l’arrêt du 11 septembre 2019. Mais la Cour de cassation vient d’en décider autrement. Dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 8 avril 2021, le justiciable avait formé un pourvoi contre un arrêt le condamnant pour fraude fiscale. Contestant devoir l’impôt prétendument fraudé, il avait également saisi le Conseil d’Etat qui avait admis la recevabilité du pourvoi.
Pour éviter le risque de contrariété pointé par la CEDH, le contribuable avait demandé à la Cour de cassation un sursis à statuer jusqu’au prononcé de l’arrêt administratif. Le moyen n’était nullement dilatoire, la décision du Conseil d’Etat étant attendue sous quelques mois.
Le 8 avril dernier, la Cour de cassation en a décidé autrement pour un motif unique bien étrange. Après s’être référé à son arrêt du 11 septembre 2019, elle indique :
« En l’espèce, il ne résulte pas des éléments de la procédure qu’il existerait un risque sérieux de contrariété entre les décisions des juridictions pénales et administratives dès lors que si le Conseil d’Etat a été saisi d’un recours contre la décision de la cour administrative d’appel ayant statué sur les demandes de M. A… et Mme I… tendant notamment à ce qu’ils soient déchargés de l’impôt et des majorations qui leur ont été appliquées, tant le tribunal administratif initialement saisi que la juridiction d’appel les ont déboutés de leurs demandes ».
La Cour de cassation rejette donc la demande sans procéder à aucune analyse du dossier fiscal. Elle se borne à estimer qu’en soi, le risque de cassation de l’arrêt par le Conseil d’Etat est suffisamment improbable pour qu’elle puisse éliminer « le risque sérieux de contrariété » entre sa décision et celle à venir du Conseil d’Etat. Mais sur quoi se fonde-t-elle pour juger ainsi ? Elle fait le pari que la décision contestée de la Cour administrative d’appel ne va pas être censurée par le Conseil d’Etat.
Le droit fiscal est une matière complexe. Le juge de l’impôt lui-même hésite, se trompe, et le Conseil d’Etat casse un grand nombre des décisions qui lui sont déférées. En l’espèce, le pourvoi était suffisamment sérieux pour que le Conseil d’Etat l’estime recevable, ce qui n’est le cas que d’un tiers des requêtes qui lui sont soumises. Comment la Cour de cassation peut-elle juger qu’un pourvoi reconnu recevable par le Conseil d’Etat n’aurait aucune chance de triompher ? Et pourquoi tant de précipitation à confirmer une peine infamante qui pourrait bien être infondée ?
C’est dans des hypothèses comme celle-là qu’on est heureux de pouvoir saisir la CEDH.
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