(TJ Nanterre 10 janvier 2024, 1ère ch. ; CJUE Affaire C-141/24)

On sait que l’article 755 du CGI permet à l’administration fiscale, lorsque le contribuable n’a pas mentionné l’existence d’un compte bancaire ou d’un contrat d’assurance-vie ouvert à l’étranger dans l’une de ses dix dernières déclarations, de lui demander de justifier de l’origine des avoirs figurant sur ce compte et, en l’absence d’une réponse complète et justifiée par des éléments de preuve incontestables, de le taxer sur le solde le plus élevé du compte au cours des dix dernières années au taux le plus élevé (60 %) des droits de mutation à titre gratuit.

On se souvient que ce dispositif a été jugé constitutionnel (https://blog.bornhauser-avocats.fr/2021/10/taxation-de-larticle-755-du-cgi-pour-le-conseil-constitutionnel-la-fraude-fiscale-justifie-tous-les-moyens/) et que malgré des doutes sur sa conformité avec la liberté de circulation des capitaux (https://blog.bornhauser-avocats.fr/2022/02/comptes-etrangers-non-declares-et-presomption-dacquisition-a-titre-gratuit-le-salut-viendra-t-il-de-leurope/), les juges du fond refusaient de saisir la CJUE d’une Question Préjudicielle (https://blog.bornhauser-avocats.fr/2023/05/ompte-etranger-non-declare-et-article-755-du-cgi-la-cour-dappel-de-versailles-refuse-dappliquer-la-jurisprudence-europeenne/). Nous avons pour notre part essuyé deux refus de transmission à la CJUE par le tribunal judiciaire de Paris.

Fort heureusement, le tribunal judiciaire de Nanterre a été manifestement ému par les arguments du contribuable quant à l’effet d’imprescribilité de la procédure mise en oeuvre. Après avoir constaté que le délai de 10 ans dont bénéficie l’administration ne lui paraissait pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs de lutte contre la fraude fiscale, le fait que ce délai ait, selon la jurisprudence de la cour de cassation (Com., 16 déc. 2020, n° 18-16.801), pour point de départ la date d’expiration des délais prévus à l’article L23 C du LPF, autrement dit un point de départ décorrélé de la date d’acquisition des avoirs détenus à l’étranger et des années au titre desquelles l’imposition de ces sommes étaient normalement dues, permet en pratique au fisc de demander au contribuable de justifier de l’origine et des modalités d’acquisition desdits avoirs, y compris lorsqu’ils sont entrés dans son patrimoine plus de dix ans avant la mise en œuvre de la procédure prévue à l’article L.23 C du livre des procédures fiscales, soit au cours d’une période prescrite et sans limitation de temps.

Le cas concerné était celui d’un citoyen géorgien qui avait gagné ses avoirs en Géorgie 30 ans plus tôt et qui se heurtait à l’impossibilité pratique d’en fournir aujourd’hui la preuve. Au-delà de ce cas particulièrement topique, on sait bien qu’au delà de 10 ans, il est en pratique impossible d’apporter au fisc une preuve qui lui convienne compte tenu de ses exigences particulièrement élevées en la matière.

Compte tenu de la décision rendue par la CJUE sur la législation espagnole (CJUE, 27 janv. 2022. aff. C-788/19), le tribunal a donc décidé de poser à la CJUE les deux Questions Préjudicielles suivantes :

1- Le principe de libre circulation des capitaux garanti par l’article 63 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne doit-il être interprété en ce sens qu’il permet la taxation d’office prévue par les dispositions de l’article 755 du code général des impôts, des avoirs détenus à l’étranger qui n’ont pas été déclarés dans les conditions de la procédure prévue à l’article L.23 C du livre des procédures fiscales, et dont l’origine et les modalités d’acquisition n’ont pas été justifiées, alors qu’il induit un effet d’imprescriptibilité lorsque le contribuable justifie que ces avoirs sont entrés dans son patrimoine au cours d’une période prescrite ?

2- Dans l’hypothèse où il serait répondu négativement à cette question, doit-il en être déduit que toute procédure de rectification fondée sur les dispositions précitées doit être annulée, et ce quand bien même, lorsque dans le cas soumis au contrôle de l’administration fiscale, aucun effet d’imprescriptibilité n’est induit ?

La première question est celle que nous demandons tous au juge de l’impôt de poser et il est profondément satisfaisant qu’un juge du fond ait eu le courage de le faire. Rappelons qu’en matière fiscale, aucune Question Préjudicielle n’a été posée par les juges du fond l’année dernière et que d’une manière générale, les juridictions françaises sont très timides en la matière par rapport à leurs homologues des autres Etats-membres. La seconde question nous semble assez réthorique car on imagine mal la CJUE y répondre positivement. La taxation de l’article 755 est certes sévère, mais il ne nous paraît pas choquant qu’elle serve à « coincer » les véritables fraudeurs.

Nous verrons donc si le juge européen limera les griffes des limiers de Bercy ou s’il considèrera, comme notre juge constitutionnel, que la lutte contre la fraude fiscale justifie bien de s’affranchir des règles de prescription pour faire cracher au bassinet de l’impôt quelques contribuables distraits mais innocents.