Notre confrère et ami Eric Ginter vient d’obtenir le 31 mai 2016 de la section du contentieux du Conseil d’Etat une décision n° 393881 qui fera date : le Conseil d’Etat vient de poser à la CJUE la question de savoir si le système de report d’imposition applicable aux échanges de titres intervenus entre 1992 et 1999 puis aux apports à une société contrôlée par l’apporteur intervenus depuis le 14 novembre 2012 était compatible avec l’article 8 de la directive « Fusions » du 23 juillet 1990 (n° 90/434/CEE).

Le litige à trancher concernait un contribuable qui, ayant transféré son domicile fiscal hors de France avant l’introduction de l’actuel exit tax, disposait de plus-values en report d’imposition. Ayant cédé ultérieurement ses titres, l’administration fiscale considérait que la plus-value en report était devenue imposable en France dès lors qu’à la date de l’échange, il était encore résident français. Et en l’état actuel de la jurisprudence du Conseil d’Etat, la réponse à cette question était assurément positive (CE 10 avril 2002, n° 226886, de Chaisemartin ; CE 3 décembre 2014, n° 364506, de Ganay).

Pour contourner cette difficulté, notre confrère a soutenu que la lettre de l’article 8 de la Directive « Fusions » ne permettait d’instaurer qu’un seul mode de neutralité des échanges de titres : le sursis d’imposition. Cette question avait déjà été victorieusement soutenue devant la Cour Administrative d’Appel de Paris (12 avril 2012, n° 11PA03416 ; 7 mars 2013, n° 11PA00070) qui avait donné raison au contribuable. Toutefois, alors que la première décision, toujours pendante en cassation, concernait un échange de titres entre sociétés résidentes d’Etats-membres différents, la seconde ne concernait que des sociétés françaises et le Conseil d’Etat en a tiré argument pour juger que l’échange n’entrant pas dans le champ d’application de la Directive, le régime du report pouvait s’appliquer sans restriction (CE 3 décembre 2014, n° 367822).

A noter que la position retenue par notre juge suprême semble en retrait par rapport à celle de la CJUE, qui a décidé dans la célèbre affaire Leur-Bloem (17 juillet 1997, aff. C-28/95) que lorsque la transposition de la directive s’est faite sans opérer de distinction entre les opérations relevant de la directive et celles relevant du seul droit interne, il convenait d’appliquer ce dernier à la lumière de la Directive. Or, tel fut pourtant la genèse du système de report d’imposition, qui a été créé en 2012 pour transposer la Directive « Fusions ».

Partant du postulat que la jurisprudence du Conseil d’Etat était maintenant bien fixée en ce sens et qu’il y avait donc lieu de distinguer les opérations entrant dans le champ de la Directive de celles qui n’y entraient pas, notre confrère en concluait qu’il existait une différence de situation qui, pénalisant les opérations non visées par la Directive, constituait à leur encontre une discrimination à rebours.

Or, la récente décision Métro Holding du Conseil Constitutionnel (3 février 2016, n° 2015-520 QPC) est venue sanctionner la loi française dans cette hypothèse.

Ce faisant, notre confrère avait brûlé une étape : à notre connaissance, la CJUE n’a pas encore jugé que l’article 8 de la Directive « Fusions » ne permettait d’instaurer qu’un sursis d’imposition. Mais ce sera bientôt chose faite puisque le Conseil d’Etat vient de lui poser la Question Préjudicielle, repoussant d’autant l’examen de la QPC sur l’existence d’une discrimination à rebours qui ne sera avérée, bien entendu, que si la réponse à la question posée est bien positive.

Nous tirerons les enseignements de cette affaire pour la question de la territorialité des plus-values en report le moment venu, c’est-à-dire quand la CJUE aura répondu à la question posée.

En revanche, d’autres enseignements nous paraissent pouvoir d’ores et déjà être tirés de la décision du Conseil d’Etat dans d’autres affaires en cours : celles concernant les apports-cessions.

Le premier enseignement est que la possibilité d’invoquer l’existence d’une discrimination à rebours rend à notre avis obsolète la position du Conseil d’Etat sur la question de l’interprétation ou non de la loi française à la lumière de la Directive « Fusions ». Quel intérêt y a-t-il à maintenir une différence d’interprétation entre les deux textes si toute différence de situation créant une discrimination à rebours aboutit à écarter la loi française au profit du droit européen ? Pourrait donc se trouver condamnée la position prise en ce sens non seulement dans la décision du 3 décembre 2014 suscitée, mais également celle du 30 janvier 2013 (n° 346683, Ambulance de France) qui avait pour la première fois jugé que dès lors que le litige à régler est de pur droit interne, le juge national n’est pas tenu de respecter une directive européenne.

Le second enseignement, qui est une conséquence du premier, est que le juge de l’impôt va être conduit à solliciter plus fréquemment la CJUE pour connaître son interprétation des directives, puisque c’est elle – et seulement elle – qu’il devra appliquer aux situations de droit interne.

Et la conséquence pratique de ces enseignements, nous la tirerons dans les affaires d’apport-cession que nous défendons. Nous allons en effet demander au tribunal administratif de Paris de poser à la CJUE les Questions Préjudicielles suivantes :

  • La clause anti-abus de la Directive « Fusion » doit elle être interprétée comme excluant le contribuable qui a apporté des titres à une société qu’il contrôle et que cette dernière a revendus à bref délai du régime de neutralité de taxation de la plus-value d’échange qu’elle prévoit lorsque le contribuable n’a pas réinvesti une partie des fonds sans les avoir personnellement appréhendés ?
  • En cas de réponse positive, de quel délai dispose-t-il pour ce faire, quelle fraction doit être réinvestie et dans quel type d’investissement ?