On se souvient que par une décision commune n° 2019-832 et 833 QPC, le Conseil Constitutionnel a refusé de voir dans la différence de traitement entre les situations européennes et nationales l’existence d’une discrimination à rebours (ou par ricochet).

L’objet de cet article n’est pas de critiquer cette décision (nous laisserons les commentateurs particulièrement motivés s’épuiser à essayer de cerner la logique du Conseil en la matière, pour notre part nous y avons renoncé) mais d’examiner si d’autres arguments pourraient être invoqués devant le Conseil d’Etat pour obtenir autre chose qu’un rejet pur et simple de notre requête.

Notre ami Jean-Yves Mercier soutient de son côté une approche intéressante visant à considérer que l’application des abattements pour durée de détention aux plus-values en report est déjà inscrite dans la loi, qui a été à cet égard mal interprétée par le Conseil d’Etat dans sa décision du 12 novembre 2015 (n° 390265), interprétation erronée reprise à son compte par le Conseil Constitutionnel dans sa décision du 22 avril 2016 (n° 2016-538 QPC).

Nous n’allons pas dévoiler plus avant sa thèse, puisqu’elle fera l’objet d’un article que les Feuillets Rapides Francis Lefebvre publieront bientôt, mais nous y puiserons largement pour tenter de convaincre le Conseil d’Etat de revenir sur cette décision malheureuse par laquelle tout a commencé.

Nous reprendrons également les excellents arguments de notre ami Philippe Derouin qui, intervenant devant le Conseil Constitutionnel, a demandé à celui-ci d’obliger le Conseil d’Etat à revenir sur sa décision « Ambulances de France » du 30 janvier 2013 (n° 346683) qui a décidé que lorsqu’une loi de transposition était clairement contraire à une Directive, il n’y avait pas lieu d’écarter la loi française mais au contraire de refuser d’appliquer la Directive si la situation concernée était purement nationale. En rejetant son recours au motif qu’il visait à remettre en cause la décision de transmission de la QPC, le Conseil Constitutionnel n’a manifestement pas souhaité endosser l’habit, certes non taillé pour lui par la Constitution, de juge suprême des juges du filtre.

Mais nous irons chercher d’autres arguments du côté du droit européen car contrairement à ce que considère le Conseil Constitutionnel en se fondant sur un arrêt ancien de la CJCE du 16 juin 1994 (Affaire C-132/93, Steen), nous ne pensons pas que le Droit Européen admette, depuis l’intégration de la Charte des Droits Fondamentaux par le Traité de Lisbonne, les discriminations à rebours.

En effet, l’article 20 de cette Charte stipule que… « Toutes les personnes sont égales en droit ». C’est à peu de choses près la lettre de l’article 6 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 sur lequel se fonde le Conseil Constitutionnel pour sanctionner les discriminations à rebours que subissent les nationaux français par rapport aux autres citoyens européens lorsque le droit français leur est moins favorable que le droit européen (v. notamment la fameuse décision « Metro Holding » du 3 février 2016, n° 2015-520 QPC).

Toute la difficulté pour que cet argument soit recevable est de savoir si la Charte des Droits fondamentaux est applicable dans notre hypothèse où est en cause le droit national pris pour la transposition d’une directive lorsque le législateur a choisi de ne pas traiter différemment les situations entrant dans le champ de la directive et les autres.

Et à notre connaissance, cette question n’a encore jamais été clairement tranchée par la CJUE.

Nous savons que le juge européen refuse systématiquement d’appliquer la Charte dans des situations où seul le droit interne est concerné (voir par exemple CJUE, 10e ch., 5 févr. 2015, aff. C-117/14, Nisttahuz Poclava). En effet, l’article 51 de la Charte – Champ d’application stipule :

« 1. Les dispositions de la présente Charte s’adressent aux institutions et organes de l’Union dans le respect du principe de subsidiarité, ainsi qu’aux États membres uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union. En conséquence, ils respectent les droits, observent les principes et en promeuvent l’application, conformément à leurs compétences respectives.

2. La présente Charte ne crée aucune compétence ni aucune tâche nouvelles pour la Communauté et pour l’Union et ne modifie pas les compétences et tâches définies par les traités ».

Nous savons aussi que pour déterminer si une règlementation nationale relève de la mise en œuvre du droit de l’Union au sens de l’article 51 de la Charte, la CJUE vérifie, entre autres, si elle a pour but de mettre en œuvre une disposition du droit de l’Union, le caractère de cette règlementation et si celle-ci ne poursuit pas des objectifs autre que le droit de l’Union, même si elle est susceptible d’affecter indirectement ce dernier, ainsi que s’il existe une règlementation du droit de l’Union spécifique en la matière ou susceptible de l’affecter (CJUE 4 mars 2014, Affaire C-206/13, point 25).

Nous savons enfin depuis l’arrêt Leur-Bloem (17 juillet 1997, Affaire C-28/95, mais jurisprudence constante puisque réitérée dans les arrêts de 18 septembre 2019 rendus par la CJUE dans nos affaires) que la Cour déclare recevables les demandes de décision préjudicielle dans des cas où, même si les faits au principal ne relevaient pas directement du champ d’application du droit de l’Union, les dispositions de ce droit avaient été rendues applicables par la législation nationale, laquelle s’était conformée, pour les solutions apportées à des situations dont tous les éléments se cantonnaient à l’intérieur d’un seul État membre, à celles retenues par le droit de l’Union.

Reprenons la grille de lecture fixée par l’arrêt du 4 mars 2014 et appliquons-là à notre affaire.

Les articles 150-0B ter, 92 B II et 160 I ter du CGI ont été introduits dans notre fiscalité pour transposer la Directive « Fusions » en permettant de différer l’imposition des échanges de titres, sans distinguer les situations nationales des situations communautaires puisqu’ils s’appliquent indifféremment tant aux échanges de titres entrant dans le champ de la Directive qu’aux situations purement nationales et qu’à celles impliquant des Etats-tiers (pourvu que ces derniers soient liés avec la France par une Convention fiscale prévoyant l’assistance administrative). Elle n’avait d’autre but à l’origine, même si depuis, les nombreuses modifications qui ont affecté l’article 150-0B ter pourraient être interprétées comme transformant cette disposition en mesure d’incitation fiscale.

Il paraît donc difficilement contestable que ces textes ont été suffisamment « européanisés » par notre législateur pour constituer du droit de l’Union, ce que la CJUE reconnait d’ailleurs explicitement puisqu’elle accepte de connaître des Questions Préjudicielles les concernant.

Dès lors, nous ne voyons pas pourquoi l’article 20 de la Charte des Droits Fondamentaux de l’UE ne permettrait pas de sanctionner la discrimination à rebours que subissent nos clients du fait de l’interprétation du Conseil d’Etat et du Conseil Constitutionnel qui les prive du bénéfice des abattements pour durée de détention.

Dans un monde idéal, le Conseil d’Etat devrait faire droit à notre argumentation et nous donner directement satisfaction. Toutefois, l’exemple de l’incorporation douloureuse dans notre droit du principe communautaire de la Confiance Légitime ne nous rend guère optimiste, d’autant plus que nous ne pouvons nous recommander d’aucune décision de la CJUE qui aurait déjà validé directement un argumentaire similaire.

C’est pourquoi nous reportons plutôt nos espoirs sur une demande à notre juge administratif suprême pour qu’il pose une nouvelle Question Préjudicielle à la CJUE qui pourrait être rédigée comme suit :

« Lorsqu’une loi nationale transpose une Directive instaurant un différé d’imposition en cas d’échange de titres en traitant indifféremment les situations relevant du champ d’application de la Directive et les autres, l’article 20 de la Charte de Droits Fondamentaux s’oppose-t-il à ce qu’elle traite les contribuables différemment, dans ses conséquences, lorsque le différé d’imposition prend fin » ?

En espérant que le Conseil d’Etat ait bien tiré la leçon de l’affaire dite du « précompte », où faute d’avoir interrogé la CJUE sur les conséquences pratiques de la mise en œuvre de sa réponse à une première Question Préjudicielle, la France a été poursuivie par la Commission et condamnée par la CJUE pour manquement (4 octobre 2018, Affaire C-416/17)…