(CE 20 mai 2022, n° 449385)

On sait depuis l’arrêt Sté Hôtel restaurant Luccotel (CE 30 septembre 2019, n° 419855) qu’en cas de cession temporaire d’un usufruit, la valeur de ce dernier peut être fixée à partir de la valeur actuelle des revenus que l’usufruitier percevra pendant la durée du démembrement , en tenant compte du taux de rendement attendu en fonction du risque de l’investissement, par application de la méthode d’évaluation classique des flux financiers actualisés  (« discounted cash flows », ou DCF).

La décision Luccotel avait toutefois écarté la formule de l’administration en ce que celle-ci avait intégré des flux futurs fondés sur les résultats de la société, sans tenir compte du fait que la trésorerie disponible ne permettait pas de procéder aux distributions prises en compte. Il n’en fallait pas plus que certains conseils considèrent que les flux futurs à actualiser ne pouvaient jamais tenir compte des résultats n’ayant pas une contrepartie en trésorerie.

Que nenni, leur répond le Conseil d’Etat dans sa décision du 20 mai 2022. Si la société dont les titres sont démembrés procède usuellement à la distribution de la totalité de son bénéfice comptable, y compris pour sa partie qui ne peut donner lieu à un flux de trésorerie (et qui est alors inscrite au crédit du compte courant de l’usufruitier), alors il n’y a aucune raison de ne pas intégrer la totalité du bénéfice dans la formule de calcul des DCF.

Cette décision parfaitement logique nous conduit à formuler deux réflexions.

La première est que lorsqu’une entreprise envisage de racheter l’usufruit temporaire des parts d’une société, elle ne doit par construction pas faire une mauvaise affaire, sauf à encourir le risque de commettre un acte anormal de gestion. Elle doit donc payer l’usufruit à son prix, lequel doit correspondre, conformément à l’article 13-5 du CGI, à l’assiette du revenu que réalisera le cédant s’il est une personne physique. Sur ce point, la symétrie résultant des principes fiscaux applicables est parfaite.

Si l’usufruit des parts lui assure une probabilité forte (compte tenu du passé de la société tel que retracé par sa comptabilité) de percevoir un montant donné de dividendes, que celui-ci lui soit versé chaque année lors de leur distribution ou plus tard en cas d’impossibilité faute de trésorerie, alors il convient d’intégrer la totalité de ce montant dans la formule des DCF, quitte à tenir compte du caractère différé du versement dans la formule d’actualisation.

Mais si les statuts de la société limitent les distributions possibles à ce que sa trésorerie lui permet de financer, il devient alors nécessaire de bien vérifier que les contraintes ainsi créées ne rendent pas l’investissement trop risqué pour l’usufruitier compte tenu des risques encourus. Car acheter un actif dont l’espérance de gain sur la période du démembrement est faible au regard des responsabilités prises, en particulier sur les dettes sociales, pourrait constituer un acte anormal de gestion, voire un abus de droit si l’usufruitier est partie liée avec le nu-propriétaire.

La seconde est que lorsque le démembrement des parts se fait en amont de l’investissement, c’est-à-dire avant que la société dont les titres sont démembrés ait commencé à exercer son activité, alors il n’est pas possible d’utiliser la méthode des DCF, ni toute autre méthode d’ailleurs, ce qui ne laisse aux opérateurs d’autre choix que d’utiliser le barème légal de l’article 669 du CGI. En effet, quelle qu’elle soit, la méthode d’évaluation ne peut prendre en considération que les données du passé et certainement pas les hypothèses d’un business plan dont on sait qu’il ne repose que sur des espérances. La jurisprudence tant administrative que judiciaire est en effet très fermement attachée au principe selon lequel l’évaluation d’un actif, que ce soit pour les besoins des droits de mutation (à titre gratuit ou à titre onéreux) ou pour l’impôt sur les plus-values, ne peut se fonder que sur des éléments comptables ou des comparatifs tirés du passé récent.

Raisonner autrement reviendrait à permettre à l’administration de taxer l’œuf dans le cul de la poule.